Les hôpitaux publics bruxellois du réseau Iris, piliers incontournables de la santé publique, font face à une crise multiforme : sous-financement chronique, pénurie de personnels et menaces latentes sur les moyens alloués.
À Bruxelles, les hôpitaux publics sont regroupés depuis 1995 au sein d’une association de droit public, le réseau Iris (Interhospitalière régionale des institutions de soins), qui regroupe les principaux hôpitaux publics bruxellois : le Centre hospitalier universitaire Brugmann (CHU), le CHU Saint-Pierre, les Hôpitaux Iris Sud, l’Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola et l’Institut Jules Bordet. Ce regroupement vise à travailler ensemble selon des règles identiques, une même image, des valeurs partagées. De nombreuses synergies, médicales et administratives sont créées au sein du réseau.
Administré par les pouvoirs publics, ce réseau hospitalier constitue le premier recours pour de nombreux patients, notamment parmi les populations les plus précaires qui ne disposent pas d’une assurance santé privée ou d’un accès facilité aux soins. Derrière cette mission fondamentale d’intérêt général, les hôpitaux publics bruxellois se trouvent confrontés à de sérieuses difficultés financières qui menacent leur capacité à répondre aux besoins d’une population de plus en plus précarisée.
Rappelons que la capitale compte une population à 37,2 % à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale contre une moyenne nationale à 18,2 % et 33,3 % des patients bruxellois affichent le statut BIM, soit nettement plus que la proportion belge (20,4 %). S’ajoutent à cela une population importante sans domicile fixe, une concentration de personnes demandant l’asile dont la prise en charge est complexe. Soulignons également que Bruxelles concentre le plus de factures hospitalières impayées : en 2021, elles s’élèvent à 3,86 % du chiffre d’affaires (soit une perte de 139,5 millions d’euros), contre 2,84 % en Wallonie et 1,07 % en Flandre.
1. Sous-financement : un mal endémique
Sur le terrain, infirmières, aides-soignants, médecins et personnels administratifs dénoncent un sous-financement récurrent. La pression budgétaire se traduit par un vieillissement du matériel, des infrastructures inadaptées et une charge de travail croissante pour des équipes déjà en sous-effectif. Cette situation n’est pas neuve, mais elle a pris une ampleur inédite avec les crises sanitaires récentes et la hausse des coûts énergétiques. Les hôpitaux tentent de jongler avec leurs maigres budgets pour maintenir un niveau de soins digne des standards européens, tout en préservant un personnel épuisé.
Le sous-financement des hôpitaux publics n’a malheureusement rien d’exceptionnel. Depuis plusieurs années, les professionnels de la santé réclament une hausse significative des moyens alloués. Ils alertent sur les conséquences concrètes de cette situation : durée d’attente prolongée dans les services d’urgence, reports d’opérations non urgentes, manque de matériel et formation insuffisante pour le personnel soignant. Depuis 2017, le secteur hospitalier bruxellois et wallon, public comme privé, a basculé dans le rouge ; une perte cumulée chiffrée à quelque 86 millions d’euros selon une étude menée par Belfius. À chaque exercice budgétaire, la direction de ces hôpitaux se voit contrainte de faire des arbitrages douloureux : faut-il remplacer tel appareil de radiologie vieillissant ou recruter du personnel infirmier pour maintenir un service ouvert 24h/24 ?
2. Une organisation trop complexe
Au-delà de la seule question des moyens financiers, c’est toute l’organisation du système hospitalier qui est pointée du doigt.
L’État fédéral, via l’Inami, prend en charge la plus grande part du financement des hôpitaux. Le fédéral joue donc un rôle fondamental de protecteur des services de santé. Mais le fait-il suffisamment ? Les Régions et les Communautés, qui interviennent pour certains investissements (infrastructures, équipements) se retrouvent parfois en concurrence ou en conflit de compétences, un enchevêtrement institutionnel qui se traduit par un manque de clarté et de coordination. Dans ce marasme, les hôpitaux et plus spécifiquement les hôpitaux publics, doivent sans cesse rappeler qu’ils n’ont pas vocation à être rentables et que leur mission principale est d’offrir un service public de santé de qualité, accessible à tous.
Face à la complexité de la répartition des budgets entre entités fédérées, une réforme du secteur de la santé est régulièrement évoquée, sans toutefois qu’aucune mesure concrète et ambitieuse ne voie le jour. Le maintien d’une offre de soins de qualité pour tous passe nécessairement par une volonté politique forte et des moyens substantiels.
Dans cette dynamique de rationalisation, un regroupement majeur est déjà planifié : Iris Sud et le CHU Saint-Pierre ont annoncé leur fusion dès 2026. L’objectif affiché est de mutualiser certaines infrastructures, de rationaliser les coûts et d’améliorer la coordination entre établissements. Un rapprochement qui soulève néanmoins des interrogations : sera-t-elle accompagnée du refinancement nécessaire pour offrir des conditions de travail correctes au personnel et maintenir la qualité des soins ? Ou risque-t-elle de déboucher sur des coupes et un alourdissement des tâches, dans un contexte où le secteur est déjà sous pression ?
3. Recrutement en berne et épuisement des personnels
Outre le sous-financement, l’autre grand défi auquel font face les hôpitaux Iris concerne le recrutement et la fidélisation du personnel. L’épuisement professionnel, déjà élevé avant les crises successives, s’est accru au fil des mois. Les infirmières et infirmiers se retrouvent surchargés, avec des ratios patients-soignant qui explosent, tandis que les médecins urgentistes décrivent un contexte de tension permanente dans des services déjà engorgés.
La difficulté à attirer de nouveaux travailleurs de la santé n’est pas spécifique à Bruxelles. Elle touche l’ensemble du pays, et même une partie de l’Europe. Mais elle prend un relief particulier dans la capitale, où la concurrence entre les institutions publiques, privées et universitaires est féroce. Les salaires, l’équilibre vie professionnelle-vie privée, les perspectives de carrière : autant de facteurs qui pèsent sur la décision des soignants de s’engager ou non dans le secteur public.
Le secteur hospitalier public bruxellois se trouve dans une spirale infernale : plus les conditions de travail se dégradent, plus le personnel qualifié fuit, laissant derrière lui des équipes encore plus sous-dotées et sous pression. Cette désertion entraîne ensuite une surcharge supplémentaire pour les soignants qui restent, aggravant leur fatigue et leur stress. Dans un tel contexte, comment assurer la qualité des soins et la sécurité des patients ?
Pour briser ce cercle vicieux, plusieurs pistes ont été avancées ces dernières années par les différentes directions des hôpitaux publics bruxellois : revalorisation salariale, allègement des tâches administratives, réorganisation des plannings, amélioration des perspectives de carrière, etc. Cependant, ces propositions exigent des investissements financiers significatifs alors que le gouvernement fédéral annonce un contexte d’austérité budgétaire. Or, sans personnel en nombre suffisant et correctement formé, la mission de service public risque de n’être plus qu’un vœu pieux.
4. Vers un sursaut politique ?
Les hôpitaux publics bruxellois sont constamment mis sous pression : des fusions d’hôpitaux, des plans de rationalisation, voire des fermetures de services dits non rentables sont toujours dans les cartons. L’argument du déficit et de la dette publique sert une nouvelle fois de prétexte à des coupes sombres dans le secteur de la santé. Or, la notion de rentabilité n’a pas sa place dans un secteur qui vise avant tout la protection de la population. Réduire les budgets, c’est accroître les inégalités et condamner certaines catégories sociales à renoncer aux soins.
Ces dernières années, des actions de sensibilisation et de mobilisation rassemblant soignants, usagers et citoyens inquiets de voir se dégrader l’offre de soins dans la capitale ont illustré la colère et la lassitude du personnel. Les pancartes brandies devant les sièges des partis ou les banderoles déployées portaient un même slogan : « La santé n’est pas à vendre ». Au-delà de la formule choc, c’est la défense d’un modèle de société qui se joue encore aujourd’hui dans la rue. L’idée qu’un système hospitalier public, accessible, universel, ne doit pas être sacrifié sur l’autel du libéralisme économique ni de l’austérité budgétaire.
Beaucoup d’observateurs jugent que le nouveau gouvernement fédéral sera un test décisif pour la santé publique en Belgique. Le réseau Iris, de par son statut emblématique et sa mission de service public, cristallise une grande partie des débats. S’il n’est pas sauvé, c’est l’ensemble de la politique de santé bruxelloise qui vacillera.
Certains plaident pour un grand pacte social pour la santé, liant le fédéral, les Régions, les interlocuteurs sociaux et les associations de patients. Ce pacte pourrait s’inspirer du modèle scandinave, où les structures publiques bénéficient d’un financement stable, permettant une planification à long terme et une réduction de la pénurie de personnel. Il s’agit là d’une urgence, non seulement pour la santé publique, mais aussi pour la cohésion sociale et l’égalité devant les soins.
Le sort des hôpitaux publics bruxellois reflète les contradictions de la société belge : l’héritage d’une solide sécurité sociale face à des coupes budgétaires qui fragilisent les missions d’intérêt général. Confronté à un sous-financement structurel et à des difficultés de recrutement, le secteur ne pourra pas longtemps assumer seul l’effort pour maintenir des soins accessibles à toutes et tous.
En refusant d’investir dans les hôpitaux publics, on hypothèque la santé de milliers de citoyens, en particulier les plus vulnérables. C’est le sens même du service public qui est en jeu.