Un mois et demi après les élections législatives, la droite conservatrice de l’union CDU/CSU[1] s’apprête à prendre les rênes du pays, dans une alliance avec le SPD (centre gauche) du chancelier sortant Olaf Scholz, sévèrement battu dans les urnes. Le défi est de taille pour cette nouvelle coalition : relancer l’économie en récession depuis deux ans, et barrer la route au parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui a fait une percée historique lors des dernières élections et est devenu la deuxième force politique du pays avec 21 % des suffrages.
Si on n’y prend pas garde, la petite musique médiatique de ces dernières semaines peut donner l’impression qu’une révolution est en cours en Allemagne. À titre d’exemple, Les Échos du 5 mars 2025 titrait : « Le jour où l’Allemagne a enterré le dogme de l’austérité ». Pendant des années, il était hors de question de desserrer les cordons de la bourse pour la santé, l’éducation ou les infrastructures publiques. Et soudain, par un retournement spectaculaire, des centaines de milliards d’euros sont débloqués. On parle aujourd’hui de « Zeitenwende », d’un « changement d’époque ».
L’Allemagne tournerait donc le dos à l’austérité ? Pas si vite ! Si un « bazooka budgétaire » est bien prévu par cette nouvelle coalition, ce n’est pas pour réinvestir massivement dans les politiques sociales ou la transition écologique, mais bien pour lancer un plan de réarmement massif de l’Allemagne. À la manette de ce virage : Friedrich Merz, qui devrait être élu chancelier le 6 mai prochain. Intéressons-nous un peu à ce nouvel homme fort de l’Allemagne.
Un libéral conservateur climato-sceptique
Friedrich Merz, 69 ans, incarne une ligne conservatrice au sein de la CDU, le même parti qu’Angela Merkel. Il y est entré à l’âge de 17 ans et a gravi les échelons, mais n’a jamais été ministre, Angela Merkel l’ayant systématiquement écarté des postes gouvernementaux. Il a toujours défendu une orientation économique libérale orthodoxe, c’est-à-dire une vision de l’économie fondée sur la primauté du marché, la réduction du rôle de l’État, la rigueur budgétaire et la flexibilisation du travail. Il soutient également des positions sociétales réactionnaires, notamment sur les questions LGBT+ et l’avortement.
Écarté par Angela Merkel, il quitte la politique en 2009 pendant une dizaine d’années et se reconvertit dans la haute finance. Il travaille comme avocat dans un cabinet d’affaires spécialisé dans les fusions-acquisitions. Il occupe plusieurs postes de direction dans des institutions financières majeures, comme la banque HSBC ou encore BlackRock, le plus grand fonds d’investissement au monde. Il occupe également la place de président du conseil de surveillance du géant du papier hygiénique Wepa. Comme de nombreux autres responsables politiques, il incarne donc parfaitement les liens étroits qui existent trop souvent entre le pouvoir politique et les intérêts économiques et financiers.
Fidèle à une tradition catholique conservatrice, il a toujours tenu des propos méprisants à l’égard des mouvements progressistes. Il s’est opposé à la légalisation du mariage homosexuel en Allemagne en 2017. En 2020, alors qu’il était candidat à la présidence de la CDU, interrogé sur la possibilité d’un chancelier homosexuel, Friedrich Merz répond : « tant que cela se fait dans le respect de la loi et que cela ne concerne pas les enfants… », sous-entendant un lien entre homosexualité et danger pour les enfants, une vieille rhétorique homophobe. Dans plusieurs discours, il assimile les revendications LGBT+ à celles d’une gauche radicale, identitaire et hystérique. Lors de la dernière campagne électorale, il a promis de restreindre les droits des personnes transgenres. Rien que cela…
Bien qu’il ne nie pas l’existence du changement climatique, il considère qu’il n’y a pas d’urgence, que l’importance accordée au climat est excessive, et que les politiques écologiques actuelles sont beaucoup trop restrictives et préjudiciables à l’économie. Logiquement, il s’oppose à l’interdiction des moteurs thermiques, nuisible à la compétitivité de l’Allemagne, et prône un retour massif vers l’énergie nucléaire.
Ce mépris, tant pour la gauche progressiste que pour le mouvement écologiste, se cristallise dans une de ses déclarations, lorsqu’il a récemment affirmé : « Je ferai de la politique pour la majorité de la population, celle qui pense clairement et qui a toutes ses tasses dans le placard – et non pour quelques cinglés verts et de gauche[2] ».
Hostile envers les migrants
Friedrich Merz s’est toujours opposé à la politique d’accueil des réfugiés menée par Angela Merkel, qu’il considère comme une erreur historique. En octobre 2023, en réponse à une question sur l’accueil éventuel de réfugiés palestiniens, il a déclaré que l’Allemagne avait déjà « trop de jeunes hommes antisémites dans le pays ». En décembre 2024, il a appelé à la reprise des expulsions vers l’Afghanistan et la Syrie, malgré les alertes des organisations non gouvernementales sur les risques pour les personnes expulsées.
En janvier 2025, alors qu’il est président du groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag, il fait voter, avec le soutien de l’extrême droite allemande (AfD) un plan en cinq points visant à restreindre sévèrement l’immigration. Ce plan, adopté à 348 voix contre 345, a provoqué une onde de choc politique, car il brise le cordon sanitaire établi depuis des décennies pour isoler l’extrême droite. Angela Merkel et Olaf Scholz ont dénoncé une « faute politique impardonnable », rappelant à Merz qu’il s’était engagé à ne jamais gouverner ou légiférer avec les voix de l’AfD. Lors du congrès de la CDU en février 2025, il a réaffirmé que la CDU ne collaborerait jamais avec l’AfD, mais il est permis d’en douter.
Le nouvel accord de gouvernement (CDU/CSU + SPD), présenté le 6 avril 2025, prévoit de mettre fin à toute immigration irrégulière et suspendre le regroupement familial.
Contre l’austérité, mais seulement pour faire la guerre
En Allemagne plus qu’ailleurs, l’austérité était un dogme qui portait même un nom : la « Schuldenbremse », « le frein à l’endettement », inscrit dans la Constitution depuis 2009. Cette règle constitutionnelle limite le déficit structurel fédéral à 0,35 % du PIB allemand.
Et maintenant, en un claquement de doigts et comme par magie, le nouveau chancelier allemand annonce un plan de 400 milliards pour le réarmement de l’Allemagne, soit le plus grand plan de réarmement de son histoire récente.
Pour concrétiser ce plan, il est nécessaire de faire sauter le « Schuldenbremse » et donc de changer la Constitution. Qu’à cela ne tienne, Merz décide de faire voter en urgence ce changement par l’ancienne assemblée, qui n’a plus de légitimité démocratique, mais où il dispose encore d’une majorité des deux tiers, nécessaire pour modifier la Constitution.
Le fait qu’aucun parti n’avait annoncé avant les élections qu’il comptait dépenser 400 milliards d’euros en plus pour l’armée ? Un détail.
Ajoutons qu’à côté du plan militaire, un fonds d’investissement spécial de 500 milliards est également est prévu. Sur le papier, cela pourrait ressembler à un plan de relance économique positif. Mais à y regarder de plus près, c’est loin d’être le cas. D’abord parce que c’est 500 milliards sur 12 ans, ce qui en limite fortement la portée et l’ampleur. Mais surtout parce que l’objectif prioritaire de ce plan n’est pas la santé ou l’éducation, mais bien la connexion avec le plan de réarmement. Il s’agit en effet essentiellement de rénover routes, ponts, chemins de fer, installations énergétiques, pour accroitre la « mobilité et l’efficacité militaire », et notamment permettre le passage rapide de troupes et de blindés vers le flanc est de l’Europe.
Et la démocratie dans tout ça ?
Résumons.
Premièrement, il traite ses opposants politiques de fous et d’hystériques. Cela traduit une vision dogmatique de la démocratie, où le débat est disqualifié d’avance.
Deuxièmement, il se pose en garant de l’austérité budgétaire durant toute la campagne électorale, pour ensuite décider de la faire voler en éclat une fois au pouvoir. Certes, ce revirement vise essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, à réarmer militairement l’Allemagne, et non pas à financer des politiques sociales. Ce qui, pour les milieux économiques dominants, passe sans doute pour plus acceptable.
Troisièmement, il n’hésite pas à contourner le Parlement élu pour modifier la Constitution, et faire voter son plan de réarmement, plan qui n’a jamais été annoncé lors de la campagne électorale.
Quatrièmement, il promet qu’il ne gouvernera jamais avec l’extrême droite mais n’hésite pas à faire voter un plan anti-immigration avec les voix de l’AfD.
Insultes envers ses opposants, coup de force institutionnel, trahison de promesses électorales, Friedrich Merz ne semble pas accorder une grande importance à certains principes démocratiques de base.
[1] CDU/CSU est le nom donné à la force politique formée en Allemagne sur le plan fédéral par les deux « partis-frères » de la droite démocrate-chrétienne et conservatrice, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), présente dans tous les Länder sauf en Bavière, et l’Union chrétienne-sociale en Bavière (CSU), présente en Bavière seulement.
[2] Déclaration faite le 22 février 2025 lors du meeting de clôture de la campagne électorale à Munich.
