Vers une renationalisation du rail britannique ?

Vers une renationalisation du rail britannique ?

Le Royaume-Uni fut l’un des premiers pays européens à avoir libéralisé, c’est-à-dire ouvert à la concurrence, le transport national de passagers par chemin de fer sur son territoire au milieu des années 1990. Concrètement, le transport par train au Royaume-Uni est encore aujourd’hui assuré par différentes entreprises ferroviaires (on en dénombre un peu plus de 25) qui se font concurrence entre elles pour l’exploitation des lignes ferroviaires à travers la conclusion de contrats à durée limitée (National Rail Contract – NCR). D’abord connu pour ses grandes catastrophes ferroviaires dans les années 1990 et 2000 essentiellement liées aux sous-investissements et à la dégradation du réseau, le rail britannique fait à nouveau parler de lui en raison des récentes annonces visant à renationaliser une partie du système ferroviaire et de l’arrivée de la première compagnie britannique à passer dans le giron de l’État.

De quoi s’agit-il vraiment et peut-on en tirer des leçons pour alimenter le débat sur la libéralisation du rail en Belgique ? Décryptage.

Historiquement, les chemins de fer en Europe ont été créés par des compagnies privées pendant la période de la révolution industrielle, les chemins de fer offrant une capacité de transport essentielle pour le transport de charbon et de minerais. Le Royaume-Uni fait figure de pionnier à cet égard puisque c’est le premier pays au monde à mettre en service une voie ferrée en 1825. Fleurissent alors un peu partout en Europe des petites compagnies ferroviaires privées d’abord essentiellement destinées à l’industrie. Le monopole public devient la règle dans la grande majorité des États européens dès la fin du XIXe siècle et durant le début du XXe siècle[1]. La volonté était alors essentiellement d’unifier des réseaux très éclatés et d’assurer leur viabilité financière suite aux deux guerres mondiales.

Du public au privé au Royaume-Uni

Créée en 1948, la société publique British Rail a perduré jusqu’au début des années 1990, avant d’être démantelée dans le cadre du large mouvement de privatisation entamé : l’infrastructure a été confiée d’abord à l’entreprise privée Railtrack, tandis que l’exploitation des lignes a été répartie entre plusieurs opérateurs privés sous forme de franchises[2].

La fragmentation du réseau a toutefois rapidement montré ses limites : suite à une série d’accidents ferroviaires graves, résultat d’un désinvestissement dans l’entretien du réseau, Railtrack est dissoute en 2002 et remplacée par Network Rail, une société à but non lucratif contrôlée par l’État, qui fonctionne grâce à des subsides publics et qui investit massivement dans la sécurité.

De 2004 à 2014, le système fonctionne plutôt bien et les entreprises ferroviaires privées versent à l’État des sommes importantes en échange de l’exploitation exclusive de certaines lignes. La faiblesse du système tient toutefois au manque de robustesse ou à la vulnérabilité des entreprises privées en présence de facteurs exogènes ou crises. Cela débute en 2016 avec un ralentissement de l’économie mondiale, le Brexit, la hausse des prix… Le système des franchises est sur le point de s’écrouler, ce qui pousse le gouvernement conservateur de Boris Johnson, suite à une « crise » de la gestion des horaires des trains en 2018, à lancer un vaste chantier de réformes.

L’ancien CEO de British Airways, Keith Williams, remet en 2019 un rapport dans lequel il propose de mettre fin à la fragmentation du secteur, la vision à court terme et le manque de contrôle des structures, d’assurer la viabilité financière du rail et d’améliorer l’accessibilité.

En 2020, la pandémie de Covid-19 vient une nouvelle fois fragiliser tout le secteur et le système des franchises dévoile pleinement ses limites puisqu’il ne génère plus aucune rentrée d’argent pour l’État (les trains ne circulent plus en périodes de confinement), poussant ainsi le gouvernement britannique à intervenir massivement à l’aide de mesures d’urgence.

En mai 2021, un nouveau rapport Williams est déposé. L’élément central est la création de la Great British Railways, une entreprise publique unique qui sera chargée de la planification du réseau. Certains y vont vu une forme de « nationalisation » alors qu’il n’en est rien. Great British Railways chapeautera le fonctionnement des trains à travers la conclusion de contrats (NCR) mais ce sont toujours les entreprises privées qui font rouler les trains. Il s’agit plutôt d’un système hybride dans lequel les opérateurs privés exploitent les lignes à travers des contrats plus encadrés.

La réforme s’est enlisée en 2022-2023, tant à cause d’une instabilité[3] que d’un manque de volonté politique, mais également à cause d’une opposition des acteurs privés opposés à la centralisation et craignant pour la rentabilité des contrats.

Renationalisation et retour progressif à un contrôle public : que fait vraiment le nouveau gouvernement travailliste ?

Le premier grand tournant intervient en novembre 2024, sous l’impulsion du nouveau gouvernement travailliste avec l’adoption du Passenger Railway Services (Public Ownership) Act 2024. Cette loi permet de transférer sans indemnisation les opérateurs privés à l’État dès la fin de leurs franchises.

L’objectif est bien de procéder à une réintégration, sous une coupole publique unique (Great British Railways), des anciennes compagnies ferroviaires privées par vagues successives. Au terme de la législature travailliste en 2027, toutes les sociétés d’exploitation ferroviaire seront regroupées dans la nouvelle structure. Il faut relever que la réforme travailliste ne touche pas, à ce stade, aux opérateurs ferroviaires en open access (c’est-à-dire ceux qui exploitent les quelques grandes lignes jugées rentables) ni aux compagnies qui s’occupent du fret (marchandises). La réforme touche toutes les compagnies ferroviaires qui s’occupent du transport de passagers sur les lignes de service public.

Depuis le 25 mai 2025, les services de la compagnie ferroviaire South Western Railway (reliant le sud-ouest de Londres à la gare de Waterloo)sont officiellement passés sous le contrôle public, et elle sera suivie des entreprises c2c (opérant entre Londres et Southend) et Greater Anglia’s (reliant Londres à des grandes villes de l’Est de l’Angleterre) dont les contrats expirent en juillet et octobre 2025.

L’entreprise publique Great British Railways, fédérant tant l’infrastructure que les services d’exploitation, est quant à elle toujours en cours de création et devrait aboutir d’ici la fin 2025 ou début 2026 avec l’adoption de la Railways Bill.

En définitive, il est davantage question d’une gouvernance publique centralisée ou d’une reprise du contrôle public que d’une renationalisation au sens strict. L’État britannique récupère le contrôle de ses lignes ainsi que les revenus, la gestion du personnel, la fixation des horaires et des tarifs. La propriété des rames reste privée, l’État ne rachète pas le matériel roulant.

Un modèle à suivre ?

Le modèle britannique étant, depuis toujours, à part dans la galaxie des modèles ferroviaires, il est difficile de faire des comparaisons. Il n’en demeure pas moins que des leçons peuvent être tirées de l’histoire du rail britannique et de la nouvelle démarche entamée par le gouvernement travailliste.

Premièrement, le morcellement des différents acteurs est un obstacle sérieux à un système ferroviaire de qualité et soutenable économiquement. La multiplication des sociétés ferroviaires et tous leurs sous-traitants engendre des coûts de coordination et de gestion importants tant pour l’exploitation ferroviaire elle-même, qu’entre le gestionnaire de l’infrastructure et les exploitants commerciaux. Le manque de coordination et de cohésion entre les différentes entités responsables conduit à des inefficacités et des coûts élevés pour les usagers et l’État. La création de la société publique faîtière Great British Railways est une réponse claire à cet enjeu. Elle peut nous permettre de nous interroger, en Belgique, sur une question qui revient de manière récurrente, à savoir la réintégration de la SNCB et d’Infrabel en une seule entité.

L’une des clés essentielles d’un système ferroviaire de qualité réside dans sa gestion (gouvernance) et son organisation, le tout encadré par une régulation forte. Un réseau ferroviaire fortement intégré et régulé avec un contrôle centralisé produit de meilleurs résultats en termes d’horaires, de tarifs et de planification des infrastructures.

Deuxièmement, le rail est un service public qui coûte cher et qui nécessite des investissements (d’infrastructure et d’exploitation) constants. L’exemple britannique en est une parfaite illustration. Dans la mesure où cette contrainte existe quel que soit l’opérateur (public ou privé)[4], la question est de savoir quel système privilégier : un système conçu autour de valeurs du service public, dans lequel les critères d’accessibilité et l’intérêt de la collectivité priment. Ou un système fondé sur une logique commerciale et concurrentielle, dont on sait que les bénéfices (quand il y en a) ne sont pas nécessairement réinvestis dans les activités.


[1] 1905 en Italie, 1926 pour la SNCB, 1937 pour la SNCF et 1948 pour British Rail par exemple.

[2] Notons que ce mouvement de privatisation a surtout concerné l’Angleterre. Le rail est resté sous gestion publique en Irlande du Nord. L’Écosse et le Pays de Galles ont quant à eux progressivement réintroduit davantage de contrôle public.

[3] Instabilité politique due à la succession des gouvernements Johnson, Truss et Sunak.

[4] La libéralisation en Europe s’est accompagnée d’investissements importants de la part des États, sous forme de subsides tant d’investissement que d’exploitation (voir O. Malay et L. Van Keirsbilck, « Libéralisation du rail : qui va gagner, qui va perdre? », Discussion Papers IRES, Université catholique de Louvain, Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES), 2019.

Anne-Sophie Bouvy
Doctorante et chercheuse en droit public à l'UCLouvain |  Plus de publications

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