Les services publics ont connu, essentiellement à partir des années 1980, une transformation majeure sous l’impulsion du New Public Management (NPM). D’origine anglo-saxonne et traduite en français sous le libellé « nouvelle gestion publique » ou encore « nouvel esprit managérial », cette approche vise à appliquer aux institutions publiques les modes de gestion et de fonctionnement issus du secteur privé. Face à la rigidité et la bureaucratie (réelles ou supposées) de l’administration, le NPM entend introduire les principes d’économie, d’efficacité et d’efficience au secteur public. Dans cette vision, le service public doit surtout être « performant », c’est-à-dire qu’il doit atteindre les objectifs fixés (l’efficacité) en consommant le moins de ressources possible ou à moindre coût (l’efficience).
Or, cette logique de performance, lorsqu’elle guide à elle seule le service public, a désormais largement montré ses limites, en particulier en présence de crises (qu’il s’agisse de crises majeures telles que la pandémie de Covid-19, ou encore des canicules, sécheresses, inondations, coupures généralisées d’électricité, situations d’urgence, etc.).
Et si, plutôt que de raisonner en termes de performance, on parlait de robustesse ? La robustesse ne vise pas toujours à produire mieux, plus vite et à moindre coût. Elle cherche au contraire à introduire une forme de souplesse, à « mettre du jeu dans les rouages », selon les mots du chercheur français Olivier Hamant, afin de prévenir les ruptures. Elle a pour objectif de rendre nos systèmes stables et viables à court et long terme, malgré les fluctuations. Il ne s’agit pas d’un rejet pur et simple de toute idée de performance. La performance est présente, à petite dose, dans un système plus largement fondé sur la robustesse.
Prenons l’exemple du secteur des soins de santé et du service public hospitalier en Belgique[1].
La logique managériale de la performance a conduit, par exemple, à une réduction constante du nombre de lits d’hôpitaux ou encore à un raccourcissement de la durée des séjours à l’hôpital, deux choix guidés par une logique d’optimisation budgétaire. La réduction du nombre de lits a eu comme conséquence l’obligation de devoir « trier » les patients lors de la crise de Covid-19 et donc de ne pas soigner tout le monde. Le raccourcissement des séjours a pour effet d’augmenter le « taux de retour », c’est-à-dire que les patients reviennent plus vite à l’hôpital car leur problème n’a pas été correctement diagnostiqué ou traité. La destruction du stock de masques par l’État à la veille de la pandémie a obligé ce dernier à le reconstituer en urgence pour un coût stratosphérique.
Autres exemples qui affectent directement les conditions de travail du personnel : la performance pousse à augmenter l’activité tout en contenant les dépenses dans un but de productivité, ce qui a eu pour effet d’augmenter la charge de travail et l’intensification du rythme de travail. L’« ultra-spécialisation » au sein d’une même profession (ex. telle infirmière dans tel service ne pose plus que ce type d’acte-là) est également valorisée au nom de l’optimisation mais au détriment de la polyvalence. Outre que tout ceci fragilise l’hôpital et les soins prodigués, cela induit de la perte de sens pour les travailleurs et travailleuses ainsi qu’un sentiment de « qualité empêchée ». La qualité empêchée, c’est savoir ce qu’il faudrait faire pour rendre un service public digne de ce nom tout en étant dans l’impossibilité structurelle de le faire, faute de moyens humains et matériels suffisants.
À force de vouloir faire performer les services publics, on les fragilise. Une vision absolutiste de la performance s’oppose à la nature même du service public des soins de santé, qui place l’égalité d’accès, le traitement juste et équitable des patients, ainsi que la continuité des soins au cœur de ses missions. Dans un monde marqué par les crises sociales et écologiques, il est urgent de rendre nos services publics capables de répondre aux besoins collectifs de manière continue, malgré les chocs. Dans ce contexte, défendre des services publics moins performants mais plus robustes n’a rien de provocateur : c’est même une nécessité.
Vers des soins de santé et des hôpitaux robustes
Rendre les soins de santé et les hôpitaux robustes suppose de rencontrer différentes caractéristiques. Il faut tout d’abord accepter des « redondances nécessaires » : plusieurs hôpitaux sur un même territoire, des stocks stratégiques en suffisance, des marges de manœuvre humaines (du personnel en nombre et qui n’est pas débordé) et matérielles (des moyens suffisants pour absorber la demande en cas d’urgence).
Il faut aussi favoriser l’hétérogénéité des acteurs sur un même territoire : hôpitaux, cliniques, maisons de santé, dispensaires mobiles, permanences associatives pour les personnes marginalisées,… L’hétérogénéité touche aussi le système lui-même et son fonctionnement afin de le rendre adaptable : si le milieu des soins de santé doit incontestablement s’appuyer sur le numérique et l’intelligence artificielle, qui augmentent la qualité des soins, il doit investir en parallèle dans l’humain et du matériel qui peuvent fonctionner sans les outils numériques. En cas de panne généralisée, qu’elle soit due à un hacking ou un événement naturel, les hôpitaux fondés sur cette polyvalence pourront s’adapter. Cette diversité et polyvalence permettent une adaptabilité accrue et une réponse mieux ajustée aux besoins locaux.
La robustesse implique aussi, de manière transversale, de remettre l’humain et le temps long au centre de la réflexion. Dans les soins de santé, il s’agit de valoriser les travailleurs en première ligne – infirmiers, aides-soignants, assistants sociaux, nettoyeurs… – qui forment l’ossature de notre système de santé, afin de pérenniser leur engagement. La redondance, l’hétérogénéité, la coopération impliquent aussi d’accepter le temps long et de mettre l’accent sur la prévention à tous les stades de la politique publique : alimentation, sport, urbanisme, aménagement du territoire… La prévention est un levier décisif pour prévenir les crises.
À ce modèle de robustesse, on oppose très rapidement l’argument du coût. Combien cela va-t-il coûter aux contribuables ? Dans une vision à long terme, l’argument du coût ne tient pas. Les crises coûtent très cher (le Covid-19 mais aussi les inondations, les « mégafeux » ou encore les sécheresses le montrent clairement). Les services publics robustes, en évitant les ruptures, protègent non seulement les personnes les plus vulnérables mais aussi la stabilité collective. Ils constituent un investissement stratégique pour traverser les turbulences et garantir la continuité du service public dans les moments critiques.
[1] À paraître prochainement : A.-S. Bouvy, T. Hicks et G. Rolland, « Contre des services publics performants ».
