Et si, ici, en Belgique ou dans notre coin d’Europe, nous basculions tout doucement vers la tyrannie ? La verrions-nous arriver ? Oui ? Sommes-nous en sûrs ? Et si nous n’en sommes pas si sûrs, n’est-ce pas dès lors déjà en train de se produire ?
En 2017, aux États-Unis, Timothy Snyder, un spécialiste reconnu de la Shoah, du fascisme et du stalinisme s’est demandé ce qu’allait devenir la démocratie. Donald Trump venait d’être élu président du pays. C’était « seulement » le Trump première version, apparaissant pour une majorité comme un clown guère préparé à la fonction. Bref, a priori plutôt un mauvais moment à passer qu’un tournant politique. Ce n’était pas l’avis de Snyder, qui publia donc un bouquin, « De la Tyrannie – Vingt leçons du XXe siècle »[1]. Il y expliquait, brièvement et limpidement, ce qu’il fallait retenir des basculements tyranniques du siècle dernier, surtout en Allemagne et en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Et comment en tirer des leçons, c’est-à-dire identifier les signes avant-coureurs dans les discours et les actes. Pour commencer la résistance avant qu’il ne soit trop tard : le courage est plus facile quand on est encore fort et Snyder met en évidence que l’accumulation de comportements simples peut empêcher une dictature de s’installer.
L’ouvrage fut un succès de librairie outre-Atlantique. À mes yeux de l’époque, c’était certes bien fait, intelligent, mais trop « américain », trop « catastrophiste », fichtrement improbable. Que Trump ait un plan pour liquider la démocratie paraissait contradictoire avec ses airs de pitre et ses discours incohérents. Et qu’une « tyrannie » quelconque puisse accéder au pouvoir dans notre Europe relevait de l’impossible. Certes, notre gauche patinait dans un réformisme fatigué, mais elle avait encore en cette année 2017 le pouvoir d’empêcher nos zozos à nous, les Salvini, Le Pen ou même le suspecté De Wever de s’emparer des manettes. Le livre fut rangé dans les rayons, mais avec les honneurs.
Ça s’appelle de l’aveuglement.
Huit ans après, le revoici sur ma table. Un récent article du journal français Le Monde rapporte que l’ouvrage, à nouveau, se vend bien aux États-Unis depuis le début 2025. Ce n’est pas un raz-de-marée certes, mais un incontestable regain d’intérêt. Une incitation à aller revoir ce qui s’y disait et à remettre tout ça à la lumière de ces jours-ci. Pour constater hélas que les signes s’accumulent, mais que ouf, il n’est pas trop tard pour suivre les recettes proposées. Qui sont des recettes de vigilance à l’usage de tout citoyen, et pas encore des techniques de résistance. Focus sur quelques-unes d’entre elles.
Institutions : d’abord la confiance
Un premier groupe de recommandations concerne les rapports entre le citoyen et les pouvoirs. Snyder rappelle qu’il n’y a pas de pouvoir autoritaire qui se soit installé sans le consentement d’une majorité des citoyens. Ceux-ci ont même tendance à aller plus vite que la musique et à adopter des comportements anticipant la tendance autoritaire du pouvoir qui vient. La célèbre expérience de Milgram, en 1963, a prouvé qu’en tous cas, des citoyens ordinaires sont prêts à obéir aveuglément à l’autorité, même si autrui doit en souffrir, voire en mourir[2]…
Attentif à son comportement personnel, le citoyen doit donc se défier de l’autorité, mais il doit défendre les institutions (au sens large : pour l’auteur, le mot recouvre des réalités aussi diverses que les tribunaux, les syndicats, les journaux ou les lois). Si celles-ci sont décrédibilisées dans l’opinion, elles risquent d’être utilisées par les candidats-tyrans comme marchepied pour s’emparer du pouvoir et les liquider ensuite, puisqu’elles ne sont plus soutenues. Maîtres en la matière, les nazis avaient résumé cela en une expression : la « mise au pas »… Celle-ci s’accompagnait d’actions de terreur menées ou inspirées par le pouvoir pour renforcer sa mainmise sur le pays, en jouant sur la notion de circonstances « exceptionnelles » qui justifiaient des réponses fortes mais « provisoires ». Quel responsable politique, même incontestablement démocrate, n’a-t-il pas un jour utilisé dans ses discours ce mélange explosif que sont les réponses fortes mais provisoires aux circonstances graves mais exceptionnelles ?
Au premier rang de ces institutions, le système électoral. Les trucages, réels ou inventés, sont fréquents et fréquemment efficaces. Le vote est essentiel, et donc l’objet de toutes les tentatives de trucage. Il est un droit, un devoir, une arme même, jamais un geste vain. « Toute élection peut être la dernière, du moins du vivant de celui qui dépose son bulletin dans l’urne », avertit Snyder d’un ton glacial.
Dégager la vérité
Au-delà de notre positionnement politique, la prévention de l’autoritarisme nous contraint à redéfinir notre compréhension du monde.
C’est-à-dire, d’abord, croire à la vérité, et la dégager de tout ce qui l’étouffe. Elle est menacée par le mensonge éhonté ; par la répétition incantatoire de slogans qui colonisent l’esprit ; par le recours incessant aux promesses contradictoires (réduire la dette mais augmenter les dépenses publiques…) ; par l’autodéification du candidat tyran (« Je suis le seul à pouvoir résoudre ce problème que je suis le seul à comprendre »).
Il faut examiner les choses soi-même, se renseigner et comparer les informations. C’est à notre portée si nous le voulons et si nous y travaillons. L’autoritarisme s’en prend nécessairement à notre capacité d’analyse. Notre intelligence l’encombre et notre intelligence, pourvu que nous l’activions, est un des meilleurs remparts pour protéger la démocratie.
Snyder, comme beaucoup d’observateurs de ces questions d’ailleurs, cite à plusieurs reprises le roman de George Orwell, « 1984 ». Paru en 1949, ce texte est prémonitoire. Dans le pays d’Orwell, chaque foyer est équipé d’une télévision qui est aussi une caméra. Le régime y diffuse sa propagande en continu (sur le rythme qui est celui de nos contemporaines chaînes tout-info). L’écran, impossible à couper sans se faire repérer, contrôle aussi le téléspectateur et ses actes. Les livres sont supprimés, les archives officielles en permanence réécrites au gré du nouveau cours de l’Histoire par une administration tout entière vouée à cette mission, le ministère de la Vérité. Le pouvoir a même entrepris de transformer le langage en réduisant drastiquement le nombre de mots dans le dictionnaire, ce qui empêche le développement de toute pensée complexe et critique.
Ici, aujourd’hui, il est encore possible de lire les journaux et toutes les radios ou télévisions ne sont pas devenues des plateformes de divertissement : il y a même des services publics d’information de qualité qu’ils sont fréquemment injuriés par ceux qu’ils mettent en cause (l’engueulade récente d’une journaliste de la RTBF par le libéral Bouchez est un cas d’école).
Nous avons donc les moyens d’empêcher notre intoxication informationnelle. Y compris d’ailleurs à l’égard d’internet et des réseaux sociaux. Sous des dehors de transparence et d’échanges, ceux-ci peuvent être de redoutables relais d’endoctrinement. « Soft » ou terriblement « hard ».
Sortir, militer
Analyser le monde qui change autour de soi demande aussi d’éviter l’isolement. Il faut sortir de chez soi pour confronter ses analyses et ses idées de changement à des citoyens qui ne pensent pas nécessairement la même chose. Le but est de fonder de nouvelles convictions, qui seront fatalement différentes, mais plus fortes parce que mieux partagées. Et donc, « militez », dit en toutes lettres l’auteur. La liberté n’est pas uniquement le combat d’un individu solitaire ; elle peut aussi – et c’est plus efficace – passer par la participation à des groupes qui épaulent leurs membres. C’est une des raisons pour lesquelles l’associatif est si souvent dans le collimateur de ceux qui conçoivent le pouvoir comme étant une main de fer dans un gant de fer.
Ainsi vont quelques-unes des leçons du professeur Timothy Snyder. Ce sont, rappelons-le, des leçons pour des temps où le pire n’est pas encore arrivé. Autrement dit, des leçons pour empêcher le pire. La dernière de ces leçons, comme les autres, est à la portée de tous : « Être aussi courageux que possible ». Et si la dictature s’installe malgré tout, on bascule dans un autre registre : « Si aucun de nous n’est prêt à mourir pour la liberté, nous mourrons tous sous la tyrannie ».
Certains penseront sans doute que les solutions évoquées ici sont naïves, un peu boyscout. Mais elles se fondent sur l’examen de tout ce qui a foiré au siècle dernier et qui semble sur le point de foirer à nouveau. Snyder a dressé la carte de vingt chemins en pente qui descendent vers le gouffre autoritaire.
Alors, pourquoi ne pas surveiller avec cet outil, sans préjugé d’ailleurs, ce qui se passe chez nous ? Bien sûr, nous ne sommes pas déjà marchant sur les 20 chemins qui descendent vers le gouffre autoritaire. Mais lesquels de ces chemins empruntons-nous déjà ? Et tiens, nos voisins français, eux ?
Coma et hypnose
Au début des années nonante, de nombreux observateurs ont été séduits par le concept de « fin de l’Histoire »[3]. En résumé, après l’effondrement des régimes « à la soviétique », la seule voie qui s’ouvrait aux régimes politiques était celle de la « démocratie libérale », façon pays occidentaux. C’était considéré comme inévitable et rassurant finalement, même pour ceux qui n’étaient pas dupes des défauts du modèle. Le consensus autour de cette évolution n’a d’ailleurs probablement pas été pour rien dans une série d’accommodements que les leaders sociaux-démocrates de l’époque ont pris avec leurs bases idéologiques. Il a aussi vraisemblablement conforté la dépolitisation des citoyens.
Cette notion de « fin de l’Histoire » a plongé l’opinion occidentale dans ce que Snyder appelle un « coma ». Le triomphe de la démocratie libérale annonçait la victoire supposée inéluctable du progrès social, vers plus d’égalité et de liberté. On pouvait baisser la garde. On ne pouvait, finalement, plus rien changer au cours inexorable de l’Histoire.
« Mais si » ont répondu un jour les tenants du courant populiste autoritaire matérialisé par Donald Trump et ses clones : on peut changer l’Occident en retournant au passé. Un passé d’autant plus accommodant qu’il était complètement réinventé (Ah ! Ce ministère de la Vérité dans « 1984 »…) au gré de quelques fantasmes et surtout des souhaits d’une oligarchie qui, comme toute oligarchie, voulait encore plus de pouvoir et d’argent. Le changement serait donc dans un retour en arrière ? On ne pourrait plus évoluer et le coma de la fin de l’Histoire deviendrait un état d’hypnose. Dans les deux cas, le peuple ne servirait plus à rien. Sinon à prendre les coups, ce qui est le rêve suprême de tout dictateur. Autant donc méditer ce petit livre puisque nous ne voulons pas, n’est-ce pas, d’un peuple inutile.
[1] Timothy Snyder, De la Tyrannie, Vingt leçons du XXe siècle, Gallimard, 2017, Paris, 100 pages, 11 € – disponible aussi en version électronique.
[2] Le sujet de l’expérience envoie des décharges électriques à un « élève » (installé dans une autre pièce) lorsque ce dernier se trompe dans la récitation d’une liste de mots. À chaque nouvelle erreur, la décharge est plus violente. L’élève est en en fait un acteur, complice de l’expérience, qui simule la douleur, ce qu’ignore le sujet. Qui, dans la majorité des cas, continue à aggraver les punitions, sans égard aux souffrances de l’élève.
[3] Développé par le politologue américain Francis Fukuyama en 1992, après la chute du communisme.



 
				 
                         
                         
                         
                                 
                                