Le Sénat est mort ? Vive le Sénat !

Le Sénat est mort ? Vive le Sénat !

La coalition Arizona a décidé de supprimer le Sénat d’ici 2029. Vidé progressivement de ses pouvoirs depuis des décennies, il est vrai qu’il avait perdu une grande partie de son utilité. Mais le liquider purement et simplement, sous prétexte d’efficacité et d’économie budgétaire, et surtout sans aucune réflexion alternative, constitue une erreur.

Plusieurs alternatives existent pourtant et mériteraient d’être débattues sérieusement. Dans cet article nous nous concentrerons sur l’une d’entre elles : remplacer le Sénat par une assemblée citoyenne, tirée au sort, renouvelée régulièrement, et dotée de pouvoirs de contrôle et d’initiative législative. Loin de constituer une solution à tous les déficits démocratiques présents dans nos sociétés, intégrer des formes de démocratie directe et les articuler avec notre démocratie représentative constituerait un petit pas dans la direction d’un système politique plus participatif et inclusif.

  1. Un Sénat actuel qui a perdu de son utilité

Cette suppression était inscrite dans l’accord gouvernemental du 31 janvier 2025[1]. Lorsque Bart De Wever, Premier ministre et président de la N-VA, s’est présenté en novembre 2025 devant le Sénat pour lancer le processus conduisant à sa propre disparition, il n’a pas fait dans la nuance en déclarant : « Je ne suis pas venu pour louer le Sénat, mais pour le brûler[2] ».

Pour la première fois depuis 1831, la Belgique abandonnerait ainsi son système bicaméral – deux chambres législatives – pour adopter un modèle monocaméral. Au niveau purement institutionnel, il s’agit d’un changement important et qui ferait de la Belgique une exception. En effet, dans la grande majorité des États fédéraux (dont les États-Unis, l’Allemagne ou la Suisse) c’est un système bicaméral qui prévaut, notamment pour permettre aux entités fédérées d’être représentées aux côtés de l’autre chambre, qui représente le niveau national (« l’État fédéral »).

Cependant, d’un point de vue du fonctionnement réel de notre système démocratique, il est vrai que la disparition du Sénat n’implique pas de bouleversements majeurs. D’une part, parce qu’il ne remplit plus de fonction démocratique significative. Ses compétences ont été réduites réforme après réforme et depuis 2014, il n’intervient plus que dans un périmètre très limité : révisions constitutionnelles, lois nécessitant une majorité spéciale, nomination de certains juges et rédaction de rapports d’information. D’autre part, parce que le lien qu’il était censé jouer entre le niveau fédéral et les Régions et Communautés n’a jamais réellement fonctionné. Le Sénat belge, du fait de sa composition et de ses compétences, n’a jamais été une assemblée véritablement destinée à représenter les intérêts des entités fédérées. Les membres du Sénat ne sont pas des délégués des entités fédérées envoyés pour défendre les intérêts de leur Région ou Communauté. La répartition des sièges n’est pas proportionnelle au poids institutionnel et démographique des entités fédérées.

Notons tout de même qu’il est faux d’affirmer que le Sénat n’a aucune utilité. Il a en effet été au coeur de plusieurs évolutions sociétales très importantes, comme le mariage pour tous, l’euthanasie, la procréation médicalement assistée (PMA), la dépénalisation de l’avortement, …

  • Un argument budgétaire totalement fallacieux

Au-delà de l’argument d’inutilité, la coalition Arizona met aussi en avant les économies budgétaires pour justifier la suppression du Sénat. Mais cet argument est une vaste blague, car la majorité du budget alloué au Sénat (45 millions) restera d’application. En effet, le personnel sera transféré à la Chambre des représentants. Les dotations publiques que les partis politiques reçoivent via le Sénat seront également transférées à la Chambre. Le bâtiment continuera à être chauffé et entretenu. Au final, on parle d’une économie de maximum 8 millions d’euros. Sur un budget fédéral global de 160 milliards, cela fait 0,005 % …

  • Une suppression qui n’est pas encore garantie : quatre obstacles importants

Même si la décision semble être prise et définitive, la suppression du Sénat n’est cependant pas acquise. Ce projet se heurte en effet face à quatre difficultés.

Premier obstacle : la complexité constitutionnelle. Supprimer le Sénat implique de modifier une cinquantaine d’articles de la Constitution. Problème : en Belgique, les seuls articles qui peuvent être modifiés au cours d’une législature sont ceux qui ont été ouverts à révision lors de la législature précédente. Or, cinq articles de la Constitution (36, 74, 100, 143, 198) qui sont concernés par cette suppression n’ont pas été ouverts à révision. Par exemple, l’article 36 prévoit que « le pouvoir législatif fédéral s’exerce collectivement par le Roi, la Chambre des représentants et le Sénat ». Pour contourner cet obstacle juridique, la majorité veut utiliser une disposition transitoire de l’article 195, qui permet de modifier exceptionnellement certains articles non ouverts à révision. Il existe un précédent : cette technique a été utilisée en 2012 lors de la sixième réforme de l’État. Rappelons tout de même que lorsqu’elle était alors dans l’opposition, la N-VA dénonçait avec force ce contournement juridique.

Deuxième obstacle : l’absence possible de majorité parlementaire. Réviser la Constitution nécessite les deux tiers des voix dans chaque chambre. La majorité, disposant de 81 sièges sur 150 à la Chambre, devrait logiquement voter en bloc pour son propre projet, mais des réticences se font néanmoins entendre : des membres du CD&V s’inquiètent d’une « perte de pouvoir des entités fédérées », et certains au MR demandent à solliciter l’expertise de constitutionnalistes avant d’avancer.  Du côté de l’opposition, l’Open VLD, les écologistes ainsi que le PTB ont déclaré leur soutien a priori. Le Parti socialiste compte quant à lui poser des conditions à ce soutien, notamment inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution, ce qui constitue un mélange des genres (entre éthique et institutionnel) pour le moins douteux. Dans tous les cas, le seuil des 100 sièges (2/3) est donc probable mais pas sûr à 100 %.

Troisième obstacle : le sort de la Communauté germanophone. Les germanophones disposent actuellement d’un siège garanti au Sénat. Avec sa suppression, ils perdront toute représentation au niveau fédéral. Ils réclament donc légitimement qu’au moins un député germanophone soit élu directement à la Chambre, mais rien n’est prévu à ce stade.

Quatrième obstacle : le vide institutionnel pour les entités fédérées. Le Sénat servait théoriquement de lieu de rencontre entre le niveau fédéral et les Régions/Communautés. Même s’il ne remplissait en réalité pas ce rôle (cf. supra), sa disparition laisse un vide. Le gouvernement promet d’examiner des formes alternatives de participation des entités fédérées, mais déclare que cela se fera plus tard, après la suppression du Sénat … Cela peut paraître étrange, mais venant d’un Premier ministre nationaliste, la suppression du Sénat s’inscrit clairement dans une stratégie plus large de démantèlement progressif des institutions belges et d’affaiblissement de la Constitution. Cette orientation n’est d’ailleurs pas neuve : la disparition du Sénat est depuis longtemps portée par les partis nationalistes, N-VA et Vlaams Belang en tête, ces derniers ayant déposé à plusieurs reprises des propositions de révision constitutionnelle en ce sens. Plutôt que liquider purement et simplement une institution en utilisant un fallacieux prétexte d’économie budgétaire, il serait beaucoup plus intéressant de réfléchir à des alternatives. L’une d’entre elles que nous explorons ici consiste à créer un nouvel outil de démocratie directe, qui viendrait compléter la démocratie représentative, à savoir une assemblée citoyenne[3].

  • Pour une assemblée citoyenne tirée au sort et tournante

Plutôt que de supprimer purement et simplement le Sénat, on pourrait le remplacer par une assemblée citoyenne composée de personnes tirées au sort parmi la population. Son mandat et ses missions devraient être définis collectivement, mais plusieurs pistes peuvent déjà être envisagées. L’assemblée citoyenne pourrait :

  • Vérifier que les propositions de lois correspondent réellement aux engagements présentés par les partis de la coalition lors des élections précédentes, avec la possibilité d’imposer à la Chambre de revoir sa copie si ce n’est pas le cas ;
  • Évaluer l’efficacité sociale, écologique, économique et budgétaire des lois adoptées, contrôler leur mise en œuvre ;
  • Auditionner des responsables politiques, des administrations ou des experts, avant de publier des rapports accessibles au public ;
  • Mener des commissions d’enquêtes sur des politiques controversées ou des dysfonctionnements institutionnels ;
  • Disposer d’un pouvoir d’initiative, en proposant à la société en général et à la Chambre des Représentants en particulier des propositions de lois sur des enjeux majeurs tels que la fiscalité, la transition écologique, le logement, la régulation des marchés financiers, la santé, l’égalité entre les femmes et les hommes ;
  • Disposer d’un droit de veto limité sur des lois largement contestées au sein de la population, sur des réformes structurelles d’ampleur, comme par exemple la privatisation de Belfius, ou encore sur des réformes qui ne figuraient dans aucun programme des partis composant la coalition, et qui n’ont donc jamais été soumises aux électeurs.
  • Les avantages du tirage au sort et des mandats courts et non renouvelables

Le tirage au sort ne constitue pas une solution miracle à nos problèmes démocratiques, mais envisagé en complément des élections, il présente de nombreux avantages.

Il améliore la représentativité et donne du pouvoir au plus grand nombre. Par le simple jeu des probabilités, tirer au sort des citoyens et citoyennes parmi toute la population permet que les classes populaires – qui constituent la majorité sociale, soient représentées. Ne l’oublions pas, que ce soit en Belgique ou dans l’immense majorité des autres pays du monde, les parlementaires sont issus majoritairement des classes moyennes supérieures et aisées (des hommes blancs, riches, de plus de 50 ans).

Il améliore la diversité. Une assemblée tirée au sort refléterait également la diversité réelle de la société : diversité de classes sociales, de genres, d’origines géographiques, des secteurs professionnels, d’opinions politiques.

Il renforce l’implication politique. Le tirage au sort peut améliorer le rapport des citoyens et citoyennes à la politique. Si chacun sait qu’il pourrait un jour être appelé à exercer une responsabilité publique, cela incite à s’intéresser davantage aux affaires communes, à s’informer, à se préparer.

Il renforce l’indépendance de la décision.  En libérant les participants des pressions électorales. Un citoyen tiré au sort n’a pas à se soucier d’être réélu. Il n’a pas de carrière politique à protéger, pas de parti à satisfaire, pas d’image publique à soigner. Il peut donc écouter librement tous les arguments contradictoires, changer d’avis, et prendre des décisions en son âme et conscience. Cette indépendance constituerait une force contre les tendances aux calculs politiciens et leur alignement trop fréquent sur les intérêts des puissances économiques et financières.

Le caractère tournant de l’assemblée est également important. Le renouvellement régulier (par exemple tous les deux ans et donc en dehors du cycle électoral de la Chambre) garantit que l’assemblée reste ancrée dans la réalité sociale, et évite un écueil important des élections : la professionnalisation de la politique. Les élus professionnels, même bien intentionnés au départ, finissent par évoluer dans un univers coupé du quotidien de la population, tout en agissant avant tout pour être réélu. Le turnover est donc un garde-fou contre cette dérive.

  • Une proposition à la fois novatrice et ancienne, et qui fonctionne !

Le tirage au sort ne constitue pas une proposition ni une pratique nouvelle. Dans l’Antiquité, elle était au cœur du fonctionnement de la « démocratie » athénienne (500 av J.-C.). Les Athéniens avaient posé une hypothèse intéressante : le pouvoir a tendance à corrompre. Tôt ou tard, une personne disposant du pouvoir politique se mettra à privilégier ses intérêts personnels ou des intérêts particulier au détriment de l’intérêt général. À partir de cette hypothèse, les Athéniens définissent un principe fondamental : il faut que les responsabilités politiques ne restent pas trop longtemps dans les mêmes mains. Les mandats doivent donc être courts et non renouvelables. C’est ainsi que les citoyens grecs, réunis au sein de l’assemblée des citoyens, donnaient l’exercice de certains pouvoirs, pour une durée d’un an et de manière non renouvelable, à des citoyens sélectionnés par tirage au sort. Ces citoyens tirés au sort n’étaient pas laissés sans contrôle : ils restaient sous la surveillance de l’assemblée, devaient rendre des comptes à la fin de leur mandat, et agissaient dans un cadre législatif précis.

Il ne s’agit pas ici de présenter l’Athènes antique comme un modèle à suivre. Athènes était une société esclavagiste, raciste, colonialiste, xénophobe et profondément sexiste. Elle excluait de la citoyenneté la majorité des résidents (femmes, esclaves et étrangers). Cela ne doit cependant pas nous empêcher de comprendre l’intérêt de certaines de ses pratiques démocratiques, dont le tirage au sort.

Depuis une dizaine d’années, cette forme de démocratie directe par le tirage au sort est revenue dans le débat public. En France, le mouvement des Gilets jaunes a revendiqué la mise en place d’assemblées citoyennes tirées au sort. Des intellectuels, chercheurs et universitaires ont également relancé le débat sur le rôle du tirage au sort dans une démocratie contemporaine. En Belgique, l’historien et écrivain flamand David Van Reybrouck défend depuis longtemps la création d’un « Sénat des citoyens ». Dans une interview pour La Libre en juin 2024, il déclarait : « Si j’étais au pouvoir, ma première mesure serait de transformer le Sénat en un Conseil permanent de citoyens tirés au sort ». Ce même Van Reybrouck a cosigné une carte blanche en juin 2025 avec Adelaïde Charlier, Marius Gilbert et Jonathan Moskovic défendant cette même proposition : « Transformons le Sénat en une chambre citoyenne ».

Mais il y a plus important : ça fonctionne. Le G1000 et les commissions délibératives bruxelloises en Belgique, le Conseil citoyen et l’Assemblée citoyenne en Communauté germanophone, la Convention citoyenne sur le climat en France, ainsi que de nombreuses autres expériences ailleurs dans le monde, ont démontré que des assemblées citoyennes tirés au sort, et bien accompagnées, sont capables de produire des avis et recommandations de grande qualité. Évidemment encore faut-il que ces avis soient réellement pris en compte et ne soient pas juste un leurre pour donner l’illusion d’écouter et de faire participer les citoyens. Or, c’est régulièrement le cas jusqu’à présent. Par exemple, le Président français Emmanuel Macron, après avoir vanté son travail, s’est assis sur le résultat et les propositions de la convention climat.

  • Un tout petit pas dans la bonne direction

Cette proposition, simple et concrète, mériterait au minimum un débat sérieux. Plutôt que de supprimer le Sénat pour quelques millions d’euros d’économies symboliques, le transformer radicalement en nouvel un outil démocratique du XXIᵉ siècle placerait la Belgique au-devant de la scène et susciterait certainement des émules. Dotée d’un mandat clair et de réels pouvoirs, cette assemblée pourrait devenir un véritable acteur institutionnel, profondément ancré dans la population, qui revitaliserait la démocratie.

Comme nous l’avons précisé dans l’introduction, il ne s’agit pas de substituer une démocratie directe – c’est-à-dire l’implication de la population dans la gestion concrète de la société – à notre démocratie représentative, mais bien d’articuler les deux de manière cohérente. Alors que la suppression pure et simple du Sénat revient finalement à affaiblir le pouvoir législatif et donner plus de poids au pouvoir exécutif, c’est-à-dire aux ministres nommés par les présidents de partis.

Mais attention, cette proposition en général et le tirage au sort en particulier serait très loin de résoudre tous les problèmes démocratiques auxquels nos sociétés doivent faire face. Certes, nous bénéficions de droits démocratiques très importants – droits qui ont tous été conquis par de hautes luttes et de fortes mobilisations sociales – tels que le droit de vote, des élections libres, la liberté d’expression, … mais nous sommes très loin de vivre dans une démocratie digne de ce nom. Garantir les droits économiques et sociaux fondamentaux ; lutter contre les inégalités ; limiter la concentration exorbitante de richesses d’une petite minorité ; garantir une justice efficace et équitable ; garantir la pluralité des médias et des opinions ; garantir la séparation des pouvoirs ; diminuer drastiquement notre dépendance aux marchés financiers ; renforcer la représentativité des parlements ; limiter les revenus des politiciens ; mieux délimiter le cadre représentatif ; lutter contre l’abstention ; instaurer la démocratie économique ; rénover notre constitution ; renforcer les contre-pouvoirs … le chemin à parcourir pour avancer vers une vraie démocratie et souveraineté populaire reste immense. Mais justement pour cette raison, nos responsables politiques démocrates devraient être capables de saisir chaque opportunité de réforme démocratique dès qu’elle se présente. Ce projet de suppression du Sénat en est une.


[1] « Nous décidons de supprimer le Sénat et de voter au début de cette législature les modifications constitutionnelles nécessaires pour le faire intégralement et immédiatement. Ceci pour que la suppression soit effective sur le terrain lors des prochaines élections fédérales. »

[2] Bart De Wever parodie ainsi une célèbre réplique de la pièce « Julius Caesar » de William Shakespeare : « I came not to praise Caesar, but to bury him » (Je ne suis pas venu pour louer César, mais pour l’enterrer).

[3] Une autre alternative serait de transformer le Sénat en une vraie chambre de représentation des intérêts fédérés (Régions et Communautés), afin qu’il joue le rôle qui lui est normalement attribué dans un État fédéral.

Olivier Bonfond
Rédacteur MaTribune.be et économiste au Centre de coordination, d’études et de formation (CCEF) |  Plus de publications

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