La dette, toujours la dette. Elle serait trop élevée, insoutenable, menaçante. On nous répète qu’il n’y a pas d’alternative : il faut la réduire, vite, sous peine de catastrophe. La France serait « en faillite ». La Belgique pourrait « finir comme la Grèce ». Ces refrains, loin d’être nouveaux, accompagnent depuis des décennies – et même des siècles – le discours dominant du capitalisme. Au Nord comme au Sud, la dette sert de prétexte, d’alibi, d’arme politique pour justifier l’austérité et servir les intérêts des puissances économiques et financières.
Dans ce « système-dette », les agences de notation occupent une place importante. Chaque dégradation de note fait la une des médias et intensifie la pression sur les gouvernements. Récemment encore, l’État fédéral et les trois Régions (wallonne, bruxelloise et flamande) ont vu leur note abaissée, déclenchant leur lot de discours alarmistes. Comprendre ce que sont réellement ces agences est donc essentiel. Loin d’être neutres, elles sont un rouage du système capitaliste et un instrument au service des marchés financiers. Si leur influence est bien réelle, elles ne sont pas toutes-puissantes, et il est possible de les neutraliser.
Ce dossier se compose de 4 parties, parues chaque lundi depuis le 29 septembre, voici la dernière.
Agences de notation | Comprendre (partie 1/4)
Agences de notation | Dénoncer (partie 2/4)
Agences de notation | Ne pas surestimer (partie 3/4)
Agences de notation | Neutraliser (partie 4/4)
Dans les trois premières parties, nous avons cherché à comprendre le fonctionnement des agences de notation, à formuler les principales critiques qu’elles suscitent et à démontrer que, malgré leur influence considérable, leurs notes sont loin d’être le seul facteur déterminant les taux auxquels les États empruntent.
Comprendre, analyser et critiquer est essentiel, mais cela ne suffit pas : il faut aussi proposer des alternatives. C’est l’objet de cette quatrième et dernière partie : esquisser des pistes pour neutraliser les effets néfastes des agences de notation. Certaines mesures, visant à mieux encadrer leur rôle dans le système actuel, sont nécessaires, mais demeurent insuffisantes.
Il faut aller plus loin, en créant une agence publique européenne de notation et, plus fondamentalement, en repensant la politique de financement des États, afin de réduire radicalement leur dépendance aux marchés financiers.
1. Réglementer strictement les agences de notation
Jusqu’en 2008, les agences de notation n’étaient soumises à quasiment aucune obligation réglementaire. On aurait pu croire que, suite à la crise financière et au fait qu’elles n’avaient soit rien prévu, soit aggravé la crise, elles seraient fortement remises en cause. Ce ne fut pas le cas.
Certes, un règlement européen[1] visant à renforcer la transparence, la responsabilité et la gouvernance des agences de notation a été adopté en 2009. Ce règlement leur interdit de fournir des services de conseil aux entités qu’elles notent, les oblige à informer préalablement les entités notées avant publication d’une note et leur impose de communiquer tout éventuel conflit d’intérêt aux autorités de surveillance des marchés financiers. Ce règlement a par ailleurs été élargi en 2013[2] afin de renforcer la concurrence entre agences et de favoriser le recours à des agences plus petites.
Cependant, ces règlements n’ont produit aucun effet tangible.
D’abord parce que ces obligations n’ont été appliquées que très partiellement par les agences. À titre d’exemple, en mars 2023, l’agence de notation S & P Global Ratings a écopé d’une amende de 1,11 million d’euros pour diffusion prématurée de note. Le géant américain a publié des notes avant même que les titres concernés ne soient émis et annoncés au public. Autre exemple : en mars 2024, le gendarme financier européen (l’Autorité européenne des marchés financiers (European Securities and Markets Authority, ESMA) a infligé une amende de plus de 2 millions d’euros à l’agence de notation Scope pour violation des obligations en matière de conflits d’intérêts.
Ensuite, parce que les conflits d’intérêts structurels, l’opacité des critères de notation, les effets pervers des notes et le manque de concurrence entre agences n’ont pas été fondamentalement remis en cause par ces mesures. Toutes les critiques principales restent donc d’actualité.
Il est donc nécessaire d’imposer des mesures plus fortes et de contrôler beaucoup mieux leur respect. Parmi les mesures à mettre en place, il faudrait notamment imposer :
- La transparence totale sur leur actionnariat ;
- L’interdiction de noter des entreprises ayant le moindre lien avec cet actionnariat ;
- La transparence sur la manière dont elles sont rémunérées ;
- La transparence sur les critères précis et détaillés qui ont conduit à une modification de note ;
- La séparation des activités, en leur interdisant de noter des entreprises qu’elles conseillent ou des produits financiers qu’elles ont créés ;
- La limitation de l’actionnariat, en limitant la participation d’un même actionnaire à un plafond de 5 % afin de prévenir les conflits d’intérêts liés à l’influence d’investisseurs majeurs ;
- La rotation obligatoire des contrats, pour éviter une relation trop étroite entre l’agence et l’entité notée ;
- Le renforcement de la concurrence, en favorisant les agences de notation émergentes, pour éviter la domination des « Big Three » (Fitch, Moody’s, Standard & Poor’s).
2. Interdire aux agences de notation de noter les États
Au-delà de la stricte réglementation de leur fonctionnement, il faut aller plus loin et interdire aux agences privées de noter les États, les collectivités locales et les entreprises publiques. Leur rôle devrait se limiter au secteur privé. Rappelons ici qu’il existe une différence fondamentale entre une entreprise privée guidée par la recherche du profit et un État démocratique ayant pour objectif l’intérêt général. Dans une démocratie digne de ce nom, il n’est pas acceptable que des créanciers, ou des agences privées à leur service, puissent influencer directement la politique d’un État. En ce sens, les agences n’ont aucune légitimité à noter les États.
Il est légitime que les investisseurs veuillent connaître les risques liés à leurs placements, y compris quand il s’agit de titres de dettes publiques. Mais les investisseurs disposent déjà de nombreuses informations provenant de différentes sources : Banque nationale, Cour des comptes, Eurostat, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Fonds monétaire international (FMI), etc. Tous ces rapports donnent aux détenteurs de capitaux tous les indicateurs économiques et financiers dont ils ont besoin. Soyons clair, il ne s’agit pas ici de valider les méthodologies et les indicateurs de ces rapports, qui reposent sur des fondements néolibéraux et prônent trop souvent la mise en œuvre de politiques antisociales, mais de souligner que les notes émises par les agences de notation, basées sur des critères tout aussi néolibéraux mais plus flous et plus arbitraires, n’apportent aucune valeur ajoutée réelle.
Cette idée d’interdiction ne sort pas de nulle part. La Commission européenne avait déjà envisagé d’interdire temporairement la notation des États ayant sollicité une aide financière du FMI ou de l’Union européenne (UE)[3]. Ce projet a finalement été repoussé (cf. infra). Il faut aujourd’hui le remettre à l’ordre du jour et le concrétiser, en l’élargissant à tous les États et les institutions publiques (entités fédérées, pouvoirs locaux et entreprises publiques).
3. Créer une agence publique européenne de notation
Les pouvoirs publics pourraient se doter d’une agence de notation publique européenne, fonctionnant selon d’autres critères et d’autres objectifs que les agences privées.
Cette proposition n’est pas neuve non plus. Elle a été formulée à plusieurs reprises par différentes personnalités européennes[4]. En octobre 2011, le cabinet de conseil Roland Berger Strategy Consultants a travaillé à la création d’une telle agence, baptisée European Rating Agency (ERA). Sans but lucratif, cette agence devait être financée par un consortium d’une trentaine d’institutions financières européennes, tandis qu’un conseil académique composé d’universités devait garantir son indépendance et sa transparence.
Ce projet a aussitôt suscité de vives critiques de la part des agences privées, dénonçant une prétendue « intrusion publique » dans leur secteur et affirmant que cette idée était « contreproductive, réduirait la confiance et créerait de la volatilité »[5]. Dans les semaines qui ont suivi, la Commission européenne a renoncé à ce projet, préférant se concentrer sur le renforcement du contrôle des agences existantes. Au niveau belge, le gouvernement fédéral s’est aligné sur cette position : interrogé par le PS en février 2012, qui plaidait pour la création d’une agence publique, le ministre des Finances, Steven Vanackere (CD&V), a confirmé son refus, arguant qu’une telle agence poserait un problème de crédibilité, car elle serait perçue comme insuffisamment indépendante du pouvoir politique.
Depuis lors, cette proposition a été systématiquement écartée par les responsables politiques européens. Deux arguments principaux sont avancés :
- Une agence publique ne pourrait pas rivaliser avec « l’expertise » et la notoriété des trois grandes agences existantes et ne parviendrait donc pas à convaincre les investisseurs ;
- Une agence publique serait, par définition, sous le contrôle des États et ne pourrait donc pas revendiquer une véritable indépendance.
Ces arguments ne tiennent pas. D’abord, de quelle « expertise » parle-t-on ? Nous l’avons montré dans la deuxième partie de ce dossier : les agences privées ont fait preuve d’une incompétence flagrante, notamment avant et pendant la crise financière. De plus, comme le démontre la troisième partie, il est faux de penser que les investisseurs accordent une confiance aveugle à ces agences. Par ailleurs, le problème de concurrence entre agences publiques et privées ne se poserait plus si ces dernières étaient interdites de noter les États.
Quant à l’argument de l’indépendance, il est profondément hypocrite : les agences privées appartiennent aux marchés financiers et servent leurs intérêts quasi exclusifs. Elles sont donc tout sauf indépendantes.
Bien sûr, le fait qu’une agence soit publique plutôt que privée ne constitue pas une solution miracle. Dans le contexte politique européen actuel, il est plus que probable que cette agence publique reste marquée par une orientation néolibérale. Il est donc fondamental de revendiquer la création d’une agence réellement démocratique et transparente, indépendante des marchés financiers et placée sous contrôle citoyen et parlementaire.
Concrètement, elle pourrait être gérée par un Conseil d’administration pluraliste, composé de parlementaires, d’experts indépendants, de responsables syndicaux et de représentants de mouvements sociaux disposant d’une expertise en matière financière et économique.
Enfin, les critères de notation devraient rompre avec la logique purement financière actuelle et intégrer des objectifs sociaux et écologiques, considérés comme des indicateurs de stabilité réelle à long terme. Ainsi, lorsqu’un État mène des politiques fiscales plus justes, réduit les inégalités ou investit dans des projets écologiquement durables, ces éléments devraient améliorer sa note et lui permettre d’emprunter à moindre coût.
4. Diminuer la dépendance aux marchés financiers en reprenant le contrôle de la politique de financement des États
Soyons clair et direct : il faut supprimer l’article 123 du traité de Lisbonne, qui interdit aux États d’emprunter à la Banque centrale européenne (BCE) ou leur banque centrale nationale, afin de permettre à celle-ci de leur prêter à un taux faible.
Les États européens devraient tous pouvoir se financer à bas taux auprès de la BCE.
Afin d’empêcher que les États ne s’endettent de manière inconsidérée et que la BCE ne se transforme en un puits sans fond, il est parfaitement possible de déterminer le montant et le taux pour chaque pays.
La règle pourrait être double :
1) Le montant pourrait être déterminé en fonction de deux critères : la population et le PIB.
2) Le taux pourrait être déterminé par des critères économiques – croissance, ratio dette/PIB, déficit public, inflation, etc. – mais aussi sociaux et écologiques – respect des droits sociaux dont le droit du travail, respect des obligations en matière de développement des énergies renouvelables et de réduction de CO2, lutte contre les inégalités via des mesures de justice fiscale, lutte contre la corruption et l’évasion fiscale…
Tous ces critères sont objectivement vérifiables et font déjà l’objet d’analyses comparatives approfondies au sein des pays de l’UE via différentes institutions telles que l’OCDE ou l’Organisation internationale du travail (OIT). Leur prise en compte ne poserait donc pas de difficulté. Cette nouvelle politique de financement aurait deux effets positifs :
1) Tout en n’interdisant pas aux États d’emprunter à la grande finance privée, elle réduirait radicalement leur dépendance aux marchés financiers.
2) Elle soutiendrait les États qui décident de mettre en œuvre des politiques de justice sociale et justice climatique.
Cette proposition, relativement simple, est trop peu présente dans le débat public.
Pourtant, la toute-puissance des marchés financiers sur les États ne constitue pas une fatalité. En effet, durant plus de vingt ans après la Seconde Guerre mondiale, la France s’est financée sans recourir aux marchés financiers. D’une part, elle imposait aux banques françaises de lui prêter un certain montant, mais c’est l’État qui fixait le taux d’intérêt. D’autre part, elle empruntait à sa propre banque centrale à des taux très faibles. On appelait cela le « circuit du Trésor »…
Depuis lors, le néolibéralisme est passé par là : à partir des années 1980, avec l’arrivée de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis, le néolibéralisme s’impose comme doctrine dominante. Ces gouvernements démantèlent les politiques keynésiennes et la régulation financière mises en place après la guerre : déréglementation bancaire, libéralisation des mouvements de capitaux, privatisations massives et affaiblissement du rôle des banques centrales publiques. Cette révolution conservatrice marque la fin du contrôle étatique sur la finance. L’Europe va suivre la même voie, jusqu’à inscrire en 1992 l’interdiction pour les États de se financer directement auprès de leur banque centrale ou de la BCE (article 104 du Traité du Maastricht, devenu l’article 123 du Traité de Lisbonne).
Aujourd’hui, au nom du réalisme (les marchés financiers ne doivent pas être inquiétés), on s’interdit de reprendre le contrôle sur la politique de financement ; au nom du réalisme (les agences sont toutes-puissantes), on fait tout pour éviter une dégradation de la note ; au nom du réalisme (les créanciers pourraient nous étrangler), on paie la dette publique aveuglément ; au nom du réalisme (les capitaux vont partir), on refuse d’imposer une taxe sur les grosses fortunes…
Mais ce soi-disant réalisme nous mène dans une impasse. Il faut donc avancer dans une autre direction. Cette nouvelle direction est connue et relativement simple. Mais cette direction ne se concrétisera pas sans de nouveaux rapports de force. Pour une raison très simple : les grandes banques profitent à fond de ce système et n’ont donc aucun intérêt à ce qu’il soit modifié. Ce n’est pas nouveau, cela s’appelle la lutte des classes.
[1] Règlement (CE) n° 1060/2009.
[2] Règlement (UE) n° 462/2013.
[3] En novembre 2011, le commissaire européen chargé du Marché intérieur et des Services, Michel Barnier, déclarait vouloir donner à l’Europe « la possibilité de suspendre temporairement pendant deux mois, à un moment qu’elle jugera opportun, la notation ».
[4] En mars 2010 par Guido Westerwelle, vice-chancelier allemand ; en avril 2010 par Michel Barnier, commissaire européen au Marché intérieur ; en mai 2010 par Angela Merkel, chancelière allemande.
[5] Moody’s critique les projets européens de contrôle des agences de notation, 6 novembre 2011, AFP.
