Dans un monde où les inégalités de richesse ne cessent de se creuser et où 2,1 millions de Belges (soit près d’un·e Belge sur cinq) courent un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale selon le dernier rapport de Statbel sur l’année 2024, les services publics constituent un véritable levier pour rétablir une forme d’égalité et garantir à toutes et tous le droit de vivre dignement. De par leur disponibilité et accessibilité, les services publics sont en effet un filet social de sécurité qui permet un accès aux ressources essentielles, indépendamment du revenu ou du statut social de chacun·e.
Mais qu’entend-on exactement par « services publics » aujourd’hui ? Constituent-ils vraiment un rempart contre les inégalités et comment s’en assurer ?
Les « services publics », c’est quoi exactement ?
S’il existe une notion qui soit à la fois très familière et très évasive, c’est bien celle de services publics. Les historiens montrent que le contenu de la notion de services publics n’a cessé d’évoluer, ce qui la rend presque insaisissable[1]. Il faut dire que le concept est complexe et sa lisibilité ne s’est pas améliorée avec l’arrivée du droit européen (voir ci-dessous).
L’une des raisons de cette complexité est d’abord que les services publics sont historiquement associés à l’État et au « pouvoir public ». Il est vrai qu’en Europe, tout au long du XIXe siècle et en particulier après la Seconde Guerre mondiale avec le développement de « l’État social », l’État ou les collectivités publiques ont pris en charge des prestations essentielles et les entreprises publiques (à capital public ou mixte) se sont multipliées.
Une deuxième difficulté soulevée par le concept de services publics est qu’il peut désigner à la fois les prestations et activités offertes aux citoyen·nes et les organismes chargés de les fournir, que ceux-ci soient publics, privés ou hybrides. Tant en Belgique que dans les autres pays européens, les déclinaisons des modes d’organisation et de gestion des services publics sont innombrables, compte tenu des traditions nationales et des lois en vigueur. Ainsi, définir les services publics ne peut pas se résumer à la dichotomie entre public et privé, ni entre concurrence et monopole[2]. Les différentes configurations sont largement plus complexes.
Concrètement, les « services publics » désignent un très vaste ensemble d’activités jugées essentielles pour la vie en collectivité et qui peuvent être de nature très différente, commerciale ou pas : les écoles, l’organisation de transports collectifs tels que trains et bus, la distribution d’eau et d’électricité, la police, la justice, les piscines, la culture, le ramassage des déchets, les soins de santé et les hôpitaux, …
L’élément déterminant tant pour l’identification des services publics que pour la détermination de leurs modalités d’organisation est la notion de « besoin collectif ». Les services publics doivent répondre à des problèmes communs et l’intervention des collectivités publiques doit être guidée et conditionnée par l’objectif de satisfaire ces besoins collectifs, en vue d’assurer la solidarité sociale[3].
La transformation des services publics sous l’influence du droit européen
L’influence du droit européen sur la création et l’organisation des services publics économiques est prépondérante. À la notion de « services publics », l’Union européenne préfère celles de « services d’intérêt économique général » et de « service universel », clairement distanciées de l’idée d’un régime de propriété publique ou d’un statut d’organisme public[4]. L’idée est qu’il n’existe aucun lien de nécessité entre obligations de service public (appelées « obligations de service universel ») et intervention publique : les services publics peuvent être satisfaits, dans un contexte concurrentiel, par un ou plusieurs opérateurs, qu’ils soient publics ou privés.
C’est l’une des premières principales transformations des services publics sous l’influence du droit européen : ainsi soumis à la concurrence, les services publics sont régis de manière prépondérante par la loi du profit et non plus par la poursuite de l’intérêt général. Or, des tas de besoins essentiels ne peuvent être soumis aux seules lois du marché (on pense à l’eau ou l’énergie par exemple) mais devraient être guidés par des impératifs sociaux découlant du respect des droits humains fondamentaux. Il s’agit de l’essence même des services publics qui apparaît, lorsqu’à un certain stade des conflits sociaux, il devient nécessaire de faire passer une activité de la sphère privée régie par la loi de la performance et du profit, à celle des services publics où elle se trouve insérée dans un processus contradictoire[5].
Une deuxième conséquence claire de l’application des politiques de libéralisation européenne est le rapprochement significatif du mode de gestion des services publics et des entreprises publiques avec les formes et règles du droit privé (aussi connu sous le terme anglais new public management). Il s’agit d’appliquer aux services publics des objectifs, méthodes et pratiques empruntés au monde de l’entreprise privée : autonomie, maîtrise des coûts, mutualisation, performance, efficacité, compétitivité, ou encore maximisation des profits[6]. L’application de ces principes entraîne une dégradation des services publics (réduction des moyens matériels et humains pour rendre les services) et une perte de sens dans le chef de leurs travailleurs et travailleuses[7].
Les principes fondamentaux des services publics
Les services publics belges sont régis par des principes généraux, dont principalement l’égalité, la continuité et l’adaptabilité ou mutabilité.
L’égalité permet à chacun·e un accès identique aux services publics et un traitement identique, sans discrimination basée sur l’origine, le genre, la religion ou la situation financière.
Le principe de continuité garantit que les services publics fonctionnent de manière ininterrompue afin de répondre aux besoins essentiels de la population. C’est particulièrement crucial pour les secteurs comme la santé, l’eau, la sécurité ou l’énergie par exemple.
Le principe d’adaptabilité (ou de mutabilité) permet quant à lui aux services publics d’évoluer en fonction des besoins et des attentes de la société.
La combinaison de ces trois principes agit comme un outil essentiel de redistribution et de justice sociale, réduisant les fractures économiques.
Un instrument de solidarité et de lutte contre les inégalités
Les études en sciences sociales menées sur les inégalités et les services publics convergent dans le même sens : les données factuelles montrent que les services publics (notamment dans les domaines de la santé, des transports et de l’éducation) réduisent les inégalités économiques en atténuant les effets d’une répartition inéquitable des revenus[8]. Les services publics permettent à chacun·e de bénéficier de « revenus virtuels » (qui, pour les plus pauvres, peuvent être égaux, voire supérieurs, à leurs revenus réels). Selon une étude de l’OCDE, en moyenne, dans les pays de l’organisation, les services publics représentent l’équivalent de 76 % des revenus nets (après impôts) des plus pauvres, contre à peine 14 % de ceux des plus riches.
Outre le fait que les services publics bénéficient à toutes et tous (et donc aussi aux plus pauvres sans les viser explicitement de façon stigmatisante), les recherches montrent que ce sont les politiques les plus universelles qui bénéficient aux plus fragiles[9] : d’une part, lorsque les avantages et dispositifs concernent tout le monde, chacun·e est incité·e à ce qu’ils soient les plus protecteurs possible. D’autre part, les politiques universelles permettent de s’assurer que les personnes les plus vulnérables bénéficient réellement de leurs droits (sans les soumettre à des conditions d’activation).
Renforcer et non fragiliser les services publics
Les économies budgétaires réalisées ces dernières années ont augmenté la pression sur les services publics. La réduction des dépenses et donc des services rendus et de leur qualité, la réduction du personnel ou la limitation des engagements, la limitation des moyens matériels ou du temps à consacrer au traitement des dossiers sont autant d’éléments qui participent à la dégradation des services publics. En cascade, ce sont les inégalités et la pauvreté qui s’en trouvent aggravées.
Les services publics ont souvent été considérés ces dernières années sous l’angle des coûts plutôt que sous l’angle d’un investissement au service d’un projet de société et des individus qui le composent. Il est temps de renforcer et revaloriser les services publics, c’est-à-dire de redonner aux différents acteurs les moyens structurels matériels, budgétaires et humains de rendre un service de qualité qui bénéficie à la collectivité, en ce compris et surtout aux plus vulnérables. Faut-il le rappeler, la pauvreté et les inégalités ne sont pas des « faits naturels » qui seraient indépendants de toute volonté humaine. Ce sont au contraire des « faits sociaux » qui sont le résultat de choix politiques.
Malheureusement, les choix des nouveaux gouvernements (fédéral et régionaux) à la sortie des dernières élections ne vont pas dans le sens d’investissements majeurs en faveur des services publics. L’orientation prise est résolument celle d’une réduction drastique des dépenses : on parle notamment de 23 milliards d’économies au fédéral à l’horizon 2023 (les secteurs du marché du travail, des droits sociaux – notamment le chômage – et des pensions sont particulièrement touchés). Le gouvernement wallon s’est lui aussi lancé dans des économies importantes sans toutefois augmenter les recettes à travers de nouvelles taxes. Les services publics feront donc nécessairement les frais de telles réductions de dépenses.
[1] D. Margairaz, « L’invention du « service public » : entre « changement matériel » et « contrainte de nommer » », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°52-3, 2005, pp. 10-32.
[2] L. Caponetti et B. Sak, « Comment définir le service public à travers ses différentes facettes, missions et principes ? », Working paper CIRIEC, n° 2061/6.
[3] P. Dardot et C. Laval, Dominer – enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, Ed. La Découverte, Paris, 2020, p. 616.
[4] Livre blanc sur les services d’intérêt général publié par la Commission européenne le 12 mai 2004.
[5] A. Demichel, Le droit administratif. Essai de réflexion théorique, Paris, L.G.D.J., 1978, pp. 102-105.
[6] A. Supiot, « La crise de l’esprit du service public », Droit social, n° 12, 1989, pp. 777-783.
[7] R. Pudal et J. Sinigaglia, Le nouvel esprit du service public, Editions du Croquant, 2024.
[8] Rapport bisannuel 2020-2021 du Service fédéral de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, « Solidarité et pauvreté » ; Oxfam, Document d’information, « Au service de la majorité : Des services publics pour combattre les inégalités », 3 avril 2014.
[9] Ce phénomène est aussi connu sous le terme de « paradoxe de la redistribution ».
