Sélectionnés comme des athlètes, soumis à des contrôles physiques réguliers et équipés de matériel dernier cri, les 1.100 pompiers-ambulanciers de la Région de Bruxelles-Capitale devraient, en théorie, battre des records de longévité. L’exposition quotidienne aux fumées d’incendie, aujourd’hui saturées de nanoparticules, de métaux lourds et de composés organiques volatils, les prive pourtant de sept à huit années de vie par rapport au reste de la population. Plongée dans un métier en surchauffe qui, tout en arrachant les autres au danger, lutte pour ne pas se consumer lui-même.
Mercredi 14mai, 8h32. Dans la pénombre bleutée du centre de dispatching de l’Héliport, les écrans virent au rouge : « Feu de cuisine, Anderlecht, victime inconsciente ». Une autopompe hybride mixte, une ambulance et une grande échelle déboulent dans la cour pavée. Ce genre de scène se répétera en moyenne 40 fois aujourd’hui dans l’ensemble des onze casernes et postes avancés que compte la Région bruxelloise.
En 2024, le Service d’incendie et d’aide médicale urgente (SIAMURBC) a frôlé les 120.000 interventions : plus de 100.000 sorties ambulancières et 15.000 départs pompiers, sans compter les 10.000 avis de prévention délivrés aux architectes et organisateurs d’événements. Depuis 2019, le compteur grimpe de 4 % par an. « Si rien ne change, nous dépasserons 140.000 appels en 2028 », confie une source interne.
La coordination inter-services reste un défi quotidien. Bruxelles empile plusieurs niveaux institutionnels et six zones de police. Les protocoles ICS (Incident Command System), toujours en test, ont amélioré la répartition des rôles, mais il faut toujours jongler avec différentes réalités purement bruxelloises. Quand les services de police, d’ambulance et de pompiers se croisent, la réussite d’une opération relève de l’habileté d’un chef d’orchestre.
La palette de missions s’est largement diversifiée : effondrements, fuites HAZMAT[1], inondations éclairs comme celles d’août 2023 (trois tunnels du petit ring noyés en trente minutes), incendies de batterie de trottinettes ou de voitures électriques, politiques de mobilité modifiées, zones piétonnes, bornes amovibles et pistes cyclables protégées. Pour faire face à toutes les situations possibles et garantir un maximum de sécurité, les onze casernes déclenchent le « départ miroir » : deux engins convergent par des itinéraires parallèles. Des conditions difficiles qui n’empêchent pas les services d’intervenir en moins de 10 minutes pour l’aide médicale urgente et en moins de 12 minutes pour les interventions pompiers.
Fumées toxiques : de la suie d’hier aux nanoparticules d’aujourd’hui
Dans les années 1960-1970, on éteignait surtout du bois, du coton ou du cuir. Aujourd’hui, un salon moyen contient trente kilos de mousses de polyuréthane, deux batteries lithium‑ion, des peintures retardatrices de flammes et une quantité énorme de matières synthétiques en tous genres. « Sous 200 à 400 °C, ce cocktail libère jusqu’à nombre de composés organiques volatils au‑delà des seuils admis, dont certains ne sont pas identifiés », ajoute Pierre Adams, chef d’équipe depuis quinze ans.
Les études admettent désormais que, malgré les progrès des textiles techniques, les combinaisons laissent encore filer une fraction de particules ultrafines. Il est donc recommandé de raccourcir le temps passé en tenue contaminée, de renforcer les jonctions tissu-peau et de toujours améliorer les procédures de décontamination.
Après chaque feu, les tenues rejoignent une unité de décontamination mobile, mais la peau conserve sa signature chimique ; un échantillon de sueur prélevé après vingt minutes d’intervention révèle du benzène, du toluène et des isocyanates. La chaleur amplifie le danger : chaque degré supplémentaire double la perméabilité cutanée, note une étude publiée dans la revue scientifique Toxicology in Vitro (2019). « L’odeur de fumée est tenace, je dois parfois me laver les cheveux trois fois d’affilée, malgré le port d’une cagoule réputée antiparticules durant toute l’intervention » explique Pierre Adams.
On en revient à un paradoxe : l’effort physique est un allié de santé, mais il ouvre les pores et accélère la ventilation pulmonaire, porte d’entrée directe des toxiques. Les capteurs cardiologiques embarqués sur les vestes montrent régulièrement des pics cardiaques à 185 battements par minute, équivalents à un 400 mètres de compétition. En outre, le stress cardio-vasculaire est considérablement augmenté par le port de la tenue d’intervention qui se sature en vapeur d’eau et limite énormément la régulation thermique durant l’effort. Des accidents cardiaques et vasculaires directement consécutifs de l’intervention peuvent survenir plusieurs jours après celle-ci.
Le risque ne se limite pas aux voies respiratoires et cardiaques. Au Canada, dans la Province de Québec, les chercheurs avancent que 19 cancers sont présumés d’origine professionnelle chez les pompiers ; en Colombie‑Britannique, on en dénombre 23. La Belgique n’en reconnaît aucun. « On mesure la gravité quinze ans plus tard, lorsque le diagnostic tombe », soupire P. Adams. Les registres nord‑américains font état d’une espérance de vie raccourcie de huit à dix ans ; dans les casernes bruxelloises, on parle prudemment de sept à huit ans de moins que la moyenne nationale. Les cancers liés au travail du feu ne sont pas reconnus comme maladie professionnelle.
Corps d’athlète, vies écourtées : la retraite à 58 ans comme bouée de sauvetage
Au recrutement, la barre est haute : test Luc‑Léger[2], montée d’échelle de 20 mètres en 45 secondes…. Les pompiers bruxellois repassent des examens d’épreuves physiques avec appareil respiratoire tous les deux ans ; un contrôle médical complet rythme chaque garde annuelle. Des exigences pleines de sens, sur le terrain, la tension est toujours palpable ; trente kilos d’équipement, six étages enfumés, une victime à évacuer, puis recommencer deux heures plus tard : le métabolisme fonctionne sous adrénaline. Sur le papier, ces bilans de santé et d’effort devraient allonger l’espérance de vie de quatre ans. Malgré ce suivi, la réalité retirerait jusqu’à huit années de vie aux soldats du feu ; des sportifs professionnels plongés dans une atmosphère cancérigène.
Les blessures musculosquelettiques, dos, genoux, épaules, représentent de nombreux arrêts de travail. Côté mental, un pompier sur trois a consulté un psy en 2024. « On dort avec le bip, on mange avec l’odeur de fumée », résume une caporale.
Dans ces conditions, la retraite anticipée à 58 ans agit comme un phare, comme une urgence vitale. Mais la vocation colle à la peau : « Je milite pour 58 ans, 60 avec des possibilités d’aménagement pour ceux qui ne tiennent pas jusque-là, parce que les corps le réclament. Mais demain, je sais que l’adrénaline et la passion me feront enfiler ma combinaison une fois de plus », confie P. Adams.
Les comparaisons internationales donnent du grain à moudre : au Québec, un pompier peut partir après 25 ans de fumées ; à Paris[3], où les pompiers dépendent de l’armée de terre, la retraite peut survenir à 52 ans. En Belgique, la retraite se profile à 67 ans.
Recruter, retenir, protéger les pompiers : l’équation d’une flamme qui vacille
Le concours d’entrée reste convoité : 3.000 candidats pour 120 places en 2024, attirés par un salaire d’entrée de 3.450 € brut (+12 % sur la moyenne belge) et des conditions de travail qu’envient les pompiers des deux autres régions, volontaires pour un travail sur Bruxelles qui offre plus de possibilités pour ceux qui veulent se professionnaliser. Le secteur attire également des militaires, mieux rémunérés chez les pompiers, comme nous le confie un ancien formateur para recruté chez les hommes du feu.
Si la formation continue impose des heures de gestes paramédicaux, des heures de gestion des incendies sous toutes ses formes, la réalité sociale n’est pas le fleuron de la formation, or elle est aussi fondamentale. On robotise, on utilise des drones, mais on ne remplacera jamais la main qui extrait un être humain des flammes ou de situations de crises sociales.
Violences domestiques, overdoses, détresses psychiques… Chaque année, on constate que les missions sociales augmentent. Le corps des pompiers se transformerait-il en urgentiste de la détresse sociale ? Si pendant des années, il semblait inenvisageable de quitter le métier, aujourd’hui certains hésitent. Les réalités de terrain sont de plus en plus dures à supporter, à confronter.
Sous le vernis des casernes rénovées et en voie de construction, le chronomètre sanitaire tourne. Chaque appel accompli en quelque 10 minutes coûte quelques battements de plus au muscle cardiaque, chaque nuage de plastique brûlé imprime sa chimie silencieuse dans les poumons et sous la peau. Les pompiers ont fait leur part : ils ont modernisé leurs lances, accepté les tests d’effort, rempli les tableaux de bord de la prévention. Reste au politique de faire la sienne : reconnaître que sauver des vies n’a de sens que si l’on protège aussi ceux qui les sauvent. Entre deux tours d’échelle et trois cycles ARI (appareil respirateur isolant)[4], la dernière étincelle qui anime la vocation ne demande qu’une chose pour ne pas s’éteindre : un horizon de retraite crédible, une reconnaissance de santé transparente, un statut qui appelle les risques par leur nom. Tant que cet horizon demeurera brouillé, Bruxelles comptera des héros, mais épuisera des femmes et des hommes.
[1] Substances ou matériaux susceptibles de présenter un risque pour la santé, la sécurité ou l’environnement car ils contiennent des substances inflammables, sous pression, corrosives ou autrement dangereuses.
[2] Ce test mesure la capacité aérobie maximale d’un individu en fonction de sa vitesse et de sa fréquence cardiaque maximale.
[3] Tous les autres pompiers français, ceux de Marseille exceptés qui dépendent de la Marine nationale, dépendent du ministère de l’Intérieur et n’ont pas de lien organique avec l’armée.
[4] L’ARI (appareil respiratoire isolant) est un équipement de protection individuelle qui apporte aux pompiers une protection respiratoire en cas d’atmosphère toxique, asphyxiante ou pauvre en oxygène. Les « cycles ARI » concernent la succession d’étapes nécessaires pour maintenir le bon fonctionnement de cet appareil respiratoire.
