Interview du professeur Damien Piron (Université de Liège) réalisée en janvier 2023 et toujours d’une cuisante actualité un an plus tard.
Les médias se sont déjà fait l’écho d’un « risque de faillite » pour la Région wallonne. Ce discours alarmiste renvoie-t-il à une réalité tangible de l’état des finances publiques régionales et qu’est-ce qui est mis en jeu derrière ce terme de « risque de faillite » wallonne ?
Si vous demandez aux économistes de la Banque nationale de Belgique (BNB), ils vont sans doute considérer que la trajectoire budgétaire de la Région wallonne – comme celle d’autres entités d’ailleurs, notamment la Communauté française – est insoutenable à moyen terme. Il est clair que si l’on prend la photographie des finances publiques à l’état actuel – en sortant de la crise du Covid-19 et au cœur d’une crise énergétique qui génère une inflation importante – et qu’on la prolonge mécaniquement dans le temps, on s’attend à un désastre budgétaire. C’est le rôle politique des modèles de prévision économique, qui nous invitent à agir sans plus tarder, pour éviter le risque d’une catastrophe future – pensons également à la prétendue « nécessité » de réduire les « coûts » du vieillissement. Pour les économistes, il s’agit là d’un état de réalité, mais pour les sociologues et politologues, c’est un discours économique à mettre en perspective et qu’on peut regarder autrement : comme un discours politique qui vise à produire des effets d’urgence en termes d’action sur les finances publiques. Les économistes diront qu’il faut surtout agir au niveau de la dépense publique, présentée comme « insoutenable », impossible à maintenir de manière indéfinie, que « l’argent gratuit » va devoir s’arrêter à un moment. Sans jamais, ou très rarement, regarder au niveau de la recette publique. Ce discours économique est donc surtout un moyen de remettre l’État et ses finances publiques à la tête de l’agenda politique en vue de forcer la réforme des finances publiques, dans une perspective de réduction des dépenses.
Ce terme de « soutenabilité » est souvent utilisé également au sujet de la dette publique. En quoi ce discours sur la soutenabilité de la dette publique est construit par certains acteurs et comment le déconstruire ?
C’est une question importante. Les économistes rêvent de déterminer les paramètres à partir desquels une dette sera considérée comme excessive. Il y a ainsi toute une batterie de modèles qui sont utilisés en vue d’alimenter des publications, plus ou moins scientifiques, pour dire à partir de quel seuil magique une dette publique sera insoutenable. Or, cette manière de faire, qui est très en vogue et reprise par des institutions (notamment européennes), sous-estime, voire néglige totalement, l’aspect politique de l’évaluation de la soutenabilité d’une dette ou d’un déficit. On pourrait dire qu’une dette soutenable est une dette qui est considérée et présentée comme soutenable par les principaux acteurs qui sont impliqués dans l’évaluation de la soutenabilité de cette dette, notamment par les marchés financiers. C’est un raisonnement un peu tautologique. Pour simplifier, tant que les marchés financiers vont considérer qu’une dette est soutenable, elle le restera. Mais l’évaluation de ces marchés financiers, par le prisme notamment des agences de notations, conditionnera l’attitude publique générale par rapport à la soutenabilité ou non d’une dette. C’est un critère éminemment politique, sociologique, et même psychologique, bien plus qu’un critère économique qui pourrait se déterminer à l’aide de modèles et de variables économiques présentées comme objectives.
Les finances publiques régionales, fédérales, européennes sont donc une affaire éminemment politique. Quelles pourraient alors être les pistes concrètes pour repolitiser les finances publiques régionales wallonnes dans le contexte actuel ?
Il est clair que c’est un peu la dérive ou l’aboutissement de cette façon particulière de concevoir les finances publiques de la manière la plus dépolitisée, loin de ce qu’était l’économie politique. Mes recherches en sociologie politique des finances publiques visent justement à mettre en évidence les enjeux politiques qui sous-tendent ces les réformes proposées. La question qui est posée par l’assainissement des finances publiques, c’est finalement la question basique de la science politique : qui gagne ? qui perd ? Réduire le déficit public de la Région wallonne : qui gagne ? qui perd ? Refinancer les entités fédérées, réduire ou plafonner la solidarité interrégionale (comme cela a été le cas dans la 6e réforme de l’État) : qui gagne ? qui perd ? L’utilisation de clefs fiscales, le principe du « juste retour » ont une connotation politique d’inspiration thatchérienne. Ces propositions ont d’ailleurs été développées en Belgique dans les travaux des « économistes de Leuven », qui ont cherché à traduire en termes purement économiques cette discussion éminemment politique.
Cela montre que ce filtre économique ne s’impose pas tout seul : il est le fait d’acteurs qui défendent des points de vue situés et qu’il est important de mettre en lumière pour, ensuite, pouvoir décider – non plus uniquement à l’aide d’experts économistes mais de manière collective – quel est le projet de société que l’on souhaite développer à travers les finances publiques, qui ne sont finalement qu’un moyen et non une fin. Quelle est cette fin ? Souhaite -t-on protéger une minorité (certes puissante) d’investisseurs financiers, de détenteurs de la dette de l’État (des créanciers principalement privés) ou plutôt financer des services publics susceptibles d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre ? Finalement, derrière la question des finances publiques et de leur orientation se pose au bout du compte la question politique la plus générale : qui reçoit quoi, selon quelles conditions et quel est le projet de société que l’on désire mettre en œuvre à travers la répartition de l’argent public et de la richesse créée ?
Pour terminer, quelle est l’influence du cadre budgétaire de l’Union européenne sur les finances publiques régionales et quelles sont les perspectives en la matière ?
Depuis le début de la pandémie, on se trouve actuellement dans une phase de suspension des règles budgétaires européennes – ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existent plus –, de manière assez similaire à celle qu’on a vécue juste après l’explosion de la crise financière et du sauvetage des banques privées. Les institutions européennes ont conclu qu’à cette occasion, on était revenu trop vite à l’austérité, ce qui avait créé un nouveau choc sur l’activité économique, qu’on tente aujourd’hui d’éviter. C’est ce qui explique la suspension actuelle des règles budgétaires européennes depuis bientôt 3 ans : c’est une leçon positive qu’on a tiré de la crise précédente.
Toute la question évidemment, c’est de savoir si on est dans le cadre d’une réorientation structurelle de la politique budgétaire européenne ou d’une simple parenthèse avant un nouveau retour vers des politiques austéritaires. Plus le temps passe et plus cette petite musique de l’austérité budgétaire retrouve du crédit et se répand dans la sphère médiatique. Il suffit de suivre le discours du gouverneur de la BNB, qui a été un chantre de cette politique austéritaire, puis a soutenu la suspension des règles budgétaires en période de pandémie, avant de rappeler depuis quelques mois qu’il ne faut pas oublier de revenir à l’austérité. De mon point de vue, on se situe aujourd’hui à un carrefour des possibles entre la volonté de pérenniser une autre manière de gérer les finances publiques et les résistances à cette perspective qui sera présentée comme laxiste. Ma crainte est que plus le temps passe, plus l’opportunité de modifier fondamentalement les choses se réduise.
La mise à l’agenda du retour de l’austérité budgétaire dépend notamment d’une réforme en cours des règles budgétaires européennes. Celle-ci porte principalement sur une plus grande ouverture en faveur des dépenses d’investissement public notamment en vue de financer la transition verte, beaucoup moins sur la manière de considérer l’orthodoxie budgétaire en tant que telle. Les fondements de l’austérité budgétaire européenne (le financement par le marché, l’interdiction de financement direct par la Banque centrale européenne, l’attention portée sur le déficit et la dette publique et sur leur réduction de manière pérenne au cours du temps), ces grandes orientations qui sont vraiment au cœur de la politique néolibérale européenne ne me semblent pas remise en cause dans le cadre des discussions européennes actuelles. Je fais donc preuve d’un optimisme relativement mesuré. Cela ne signifie toutefois pas qu’on ne peut pas se battre pour une autre conception des finances publiques. Certes, les propositions de réforme ne sont pas nécessairement avenantes mais il y a un point positif : c’est le bon moment de faire pression pour essayer d’ouvrir au maximum cet espace des possibles budgétaires au niveau de la politique européenne.