Série Déclaration de politique communautaire du 11 juillet 2024 – Analyse de la section « Arts et Culture »
L’enseignement qualifiant, la RTBF, l’Académie de recherche et enseignement supérieur (ARES), Wallonie-Bruxelles Enseignement (WBE), le tourisme, le patrimoine et les subsides d’Aides à la promotion de l’emploi (APE) subissent des gels d’indexation et coupes budgétaires qui impacteront le secteur culturel. En effet, le manque de moyens de ces structures aura indéniablement des répercussions sur l’accès aux arts et à la culture pour les publics de ces institutions. Si le budget culturel semble préservé par le gouvernement de la Communauté française dirigé par Elisabeth Degryse, notons que, comme souvent, la non-reconduction de l’indexation de certains subsides est en soi une façon de mettre à mal l’intervention des pouvoirs publics et la trajectoire budgétaire au sein de nombreux organismes culturels. Certes les aides pluriannuelles seront bien augmentées (surtout pour les lettres et le livre) tout comme le soutien au Parcours d’Éducation Culturelle et Artistique (PECA), mais une part importante des budgets sont reconduits sans indexation. Les efforts budgétaires sont menés autant au niveau régional (tourisme, patrimoine, APE) que communautaire (WBE, enseignement supérieur, RTBF).
L’argumentaire de la ministre-présidente justifiant la « rigueur », la « transparence » et la « responsabilité » dans les différents secteurs gérés par la FWB réside dans la croyance que les structures sont rigides, opaques et non dynamiques : le lexique de la simplification, de la rationalisation et de la modernisation est devenu un réflexe rhétorique. Ainsi, une séparation est opérée entre la préservation des secteurs, dont la culture, et la déconstruction des structures (voir l’entretien du 15 novembre 2024 dans +d’actu[1]). Cette séparation est purement rhétorique et n’explicite pas précisément ce dont il est question lorsqu’on parle de « structures ». Elle nie l’impact global des mesures prises à propos de celles-ci sur les politiques bien réelles que sont l’éducation, l’accès à la culture et la qualité médiatique. Lors de la Commission du Budget du 25 novembre 2024, la ministre Degryse a répété son souhait de « préserver » la culture en « perpétuant les politiques mises en œuvre », sans faire mention de la réduction d’1,7 million limitée aux subventions facultatives (mention pourtant présente dans son Power Point).
Analyse du discours de la DPC
Nous ne tirerons pas de conclusions à partir des premières projections budgétaires en matière de culture mais nous tenterons de sonder l’imaginaire rhétorique du nouveau gouvernement relatif à ce secteur. Nous nous concentrons sur la Déclaration de Politique Communautaire (DPC) ainsi que sur d’autres interventions médiatiques et politiques, plus récentes, de la ministre en charge de cette compétence ou d’élus de la majorité. Ces prises de position disent beaucoup de l’impensé des discours sur la création artistique et culturelle.
L’appel à la liberté totale des acteurs (artistes, structures, programmateurs) entend réfuter tout militantisme, toute immixtion idéologique dans la production d’œuvres ou de pratiques. Certes on peut se réjouir de la volonté de mettre à mal l’ingérence des partis politiques dans les décisions culturelles, mais le risque est grand de condamner dans le même temps toute forme d’expression culturelle où la politique, la critique et le militantisme occupent une grande place. Ce serait reconduire la même immixtion du pouvoir politique dans la liberté créatrice, notamment la liberté de s’engager sur le plan politique. En effet, la conception édulcorée de la culture que défend la DPC est éminemment idéologique et se fonde sur une vision de celle-ci comme un espace d’expression irénique, étranger aux tensions sociétales qui le traversent.
En outre, l’appel au mécénat, au financement participatif et à la philanthropie traduit un libéralisme surtout économique (couplé à une logique de déduction fiscale pour les plus charitables). Quelle est la part d’idéologie dans ce modèle qui inféode l’artiste à des dons privés ? Enfin, la valorisation des industries culturelles et créatives vient ajouter un cran toujours plus idéologique à une conception très étroite de la « culture » (qui est ici surtout une massification et une standardisation récréative, donc très politique). À ces considérations, on additionnera l’appel à la simplification administrative (classique dans le jargon libéral), le recours à la formation professionnalisante pour la réorientation de carrière (voir à ce propos le projet de réforme de l’Emploi du ministre régional Pierre-Yves Jeholet) ou encore l’accélération des mutations technologiques sous la pression des Intelligences Artificielles.
Un double spectre hante la Belgique francophone
Il convient de mentionner la forte présence des thématiques anti-wokistes et anti-cancel culture dans les débats politiques relatifs à la liberté d’expression artistique. Ces thématiques transparaissent inévitablement dans les discours des représentants du gouvernement. Elles sont surtout mises au-devant de l’actualité sous la pression d’élus MR, comme ce fut le cas lors de l’intervention du député Guillaume Soupart au Parlement le 12 novembre 2024, dans la continuité des prises de position de son président mais aussi de David Clarinval. Regrettant le retrait de la vente de l’album Spirou et la Gorgone bleue, l’élu montois, dans son argumentation, met en opposition duale la liberté d’expression et le postulat d’une pression sociale exercée sur celle-ci. La ministre, après avoir rappelé la marginalité du phénomène, met en garde contre l’interférence de l’opinion dans la loi (ce dont il est assez peu question dans le cas évoqué).
Le début de la DPC est marqué du sceau de la liberté d’expression et du rejet de la censure, comme si quelque chose menaçait directement et urgemment la pensée libre en Belgique francophone. L’anxiété est à son comble lorsqu’il est question d’une auto-censure qui règnerait à cause d’un climat de défiance généralisé : « La liberté artistique doit notamment être défendue aujourd’hui contre les pressions militantes, idéologiques et même politiques prétendant s’immiscer dans le processus de création, de diffusion et de gestion. Elle implique aussi de lutter contre la censure et, pire, l’auto-censure en restaurant un climat de confiance propice à la liberté de création » (DPC 2024 : 61). Le verbe au gérondif « en restaurant »présuppose que quelque chose a été mis à mal, détruit, comme si un passé idyllique avait cessé d’exister : subversion, iconoclasme, provocation, stéréotypie comique, humour de vestiaire, grivoiserie et apolitisme caractérisent-ils ce passé perdu ? Ou s’agit-il au contraire de la nostalgie de décennies marquées par l’antiracisme, l’émancipation collective, le désir de révolution ? Cette seconde hypothèse ne semble pas relever des regrets des parlementaires libéraux. C’est en effet, selon eux, un autre spectre qui hante la Belgique francophone.
Des formules floues pour tout déshistoriciser
Le postulat selon lequel « on ne peut plus rien dire », « on ne peut plus rire de rien » est une manière de déshistoriciser la culture, les arts ainsi que les tensions entre humour et sérieux qui les traversent. Toute production culturelle est historique et sociale ; elle vit donc avec son temps, suivant ses évolutions et ses contradictions. Il est dès lors normal que quelque chose de banal devienne choquant ou qu’une blague hilarante devienne lourde (sans qu’il soit nécessaire de parler de « censure », notion elle aussi historique). L’humour, comme toute culture, se situe à l’intérieur d’une stratification sociale et dans l’histoire ; il engage son énonciateur ; il passe de mode. Bien plus, la culture et les arts ne font jamais consensus mais ils sont parcourus de tensions entre groupes sociaux. Comme il n’y a pas une culture, un cinéma, une littérature, il n’y a pas un humour universel et immuable traversant les époques et les collectivités. Ne pourrait-on pas soutenir, contre ces discours de nostalgie réactionnaire, que la parole (notamment raciste et sexiste) n’a jamais été autant libérée que ces dernières années ? Est-ce cela qu’entend dénoncer la DPC ?
Relevons la substance complètement floue des formules « pressions militantes, idéologiques et mêmes politiques ». De quoi est-il au juste question ? Des seules ingérences partisanes ? De pressions religieuses ? De partis pris idéologiques ? De critiques sociales ? D’engagements citoyens ? De militantismes écologiques ? De radicalités révolutionnaires ? Ou au contraire de radicalités d’extrême droite ? Cette indécision contraste avec le caractère assertif des termes utilisés au singulier, avec un déterminant défini : « la censure »et « l’auto-censure ». La DPC recourt à un marqueur de subjectivité pour hiérarchiser ces termes : l’auto-censure serait « pire » que la censure. S’ils semblent clairs dans l’esprit des rédacteurs, ces deux substantifs ne sont de nouveau pas définis.
Qu’est-ce qu’une censure et qu’une auto-censure ? L’exercice d’un pouvoir politique empêchant la publication de certaines œuvres ? Le règne autoritaire d’un État surveillant toute pratique qu’il peut entraver ? L’inscription juridique de lois de censure ? Le positionnement d’un auteur dans une idéologie dont il n’a pas conscience ? Le musellement de médias en leur coupant leurs vivres et en les inféodant à la publicité ? Le recours au mécénat privé contraignant l’artiste à se vendre plutôt qu’à se respecter ? L’imposition d’une seule conception idéologique de la culture ? Nous voyons que tout et son contraire peut être placé derrière la rhétorique de ce discours.
L’idéologie d’une culture apolitique
Les définitions anhistoriques de la culture, des arts, de la censure et des militantismes sont corrélées à une définition anhistorique et abstraite de la « liberté d’expression », portée comme un mythe par l’idéologie libérale-conservatrice. Or, il n’est jamais question des conditions matérielles de production et d’émergence de cette liberté ou des freins, notamment économiques, à celle-ci. Il conviendrait de se demander en quoi les inégalités socio-économiques et culturelles rendent impossible la manifestation d’une liberté d’expression concrète pour certaines classes sociales. Peut-on, à ce niveau, parler d’auto-censure ou, « pire », de censure systémique ?
Il apparaît alors, après cette esquisse de déconstruction de l’implicite rhétorique de la DPC, qu’une conception non idéologique de la culture est bien difficile à mettre en œuvre. Si nous résumons : nostalgie passéiste, privatisation de certaines finances, rigueur, responsabilité, valorisation de l’industrie culturelle, anti-wokisme, rationalisation des structures, liberté abstraite, réorientations professionnelles, technologisme, obsession de la censure et déshistoricisation rythment les nouvelles politiques culturelles. Voilà un apolitisme bien politique.
[1] Voir le site de l’émission bruxelloise : https://bx1.be/type_emissions/plus-actu/.