Le télétravail, ce n’est pas la panacée : les risques liés ne sont pas sans conséquence sur la vie des travailleurs, leur travail et sur la société en général. L’urgence dans laquelle le télétravail a été mis en œuvre durant la pandémie de Covid-19 ne peut pas éluder un débat de fond sur l’organisation du travail[1].
La généralisation des nouvelles technologies, couplée au télétravail, accroît la flexibilité et la culture de l’urgence. Dans de nombreuses études, le télétravail apparaît d’ailleurs comme un outil de flexibilité mis en place de manière souvent informelle, c’est-à-dire en dehors d’accords collectifs spécifiques. Ses conditions sont donc soumises au bon vouloir de l’employeur, sans contrepartie de « protection » du travailleur.
Un rapport du European Trade Union Institute (ETUI, institut syndical européen) pointe les risques liés au technostress : « il est ainsi question d’une charge psychosociale croissante, liée au travail, en raison notamment de la distinction plus floue entre temps de travail et temps de repos en cas de travail à domicile »[2].
Révolution managériale
Comme le rappelle le professeur Taskin, « le télétravail n’est pas une pratique individuelle, un « avantage » offert aux individus pour répondre à leurs désirs de bien-être ; c’est un élément d’une politique organisationnelle plus large »[3]. Et, en cela, il modifie l’organisation du travail de deux manières. D’une part, il interroge toute la dimension collective du travail et, d’autre part, il révèle l’individualisation des relations de travail par les managers.
Le télétravailleur, seul devant son écran, est soumis à une charge psychosociale croissante, notamment parce que la séparation est de plus en plus floue entre temps de travail et temps de repos. L’intrusion du travail dans le domicile rend celui-ci perméable aux exigences de l’emploi et donc caduque la préservation de la vie privée. À l’impression d’une gestion autonome de son temps de travail, se substituent les contraintes d’une production en flux tendu dont les objectifs sont soumis aux contrôles et à la surveillance à distance.
La disparition du travail comme projet commun[4] induit la perte de toute une série de repères comme le lien social, la sphère privée, le rapport de force, sa place dans le processus productif. Insidieusement, le travailleur se déshumanise et le travail devient une marchandise comme une autre.
Une source d’inégalités
De surcroît, il faut prendre en compte que nous ne sommes pas égaux face au télétravail. La nature du travail, la place dans l’entreprise, la taille du logement, l’équipement technique et la situation familiale sont différents pour chacun et induisent des expériences de télétravail très inégales. D’autant plus que certains métiers ne peuvent être effectués en télétravail, ce qui induit une inégalité entre travailleurs au sein d’une même entreprise. Voilà une disparité de plus entre cadres et ouvriers. Parmi ces métiers qui ne peuvent pas avoir accès au télétravail, les services de proximité prennent une place de première importance puisqu’ils se sont avérés totalement indispensables au cœur de la pandémie.
Ces inégalités sociales d’accès se doublent d’inégalités de genre : le télétravail est nettement défavorable aux femmes puisqu’elles occupent une majorité de ces emplois de proximité. Et pour celles qui malgré tout auraient la possibilité de télétravailler, il s’avère que la charge mentale et le travail domestique des femmes ne se sont en rien équilibrés et ont même plutôt augmenté à leur détriment[5].
Une solution : la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire !
Le droit du travail s’est construit pour combler une inégalité flagrante qui supposait erronément un rapport de force identique dans la confrontation individuelle entre le travailleur et l’employeur. C’est par des mécanismes collectifs qu’un rééquilibrage du rapport de force à la faveur des travailleurs est envisageable. Avec le télétravail et la perte des liens sociaux se pose avec acuité la question de la défense des travailleurs.
Le télétravail peut être source d’un déficit d’information sur la vie et l’évolution de l’entreprise et constituer une rupture de contact avec les instances représentatives du personnel. Par l’invisibilisation des télétravailleurs qu’il crée, le télétravail risque également de conduire à un ralentissement de l’évolution des carrières des travailleurs et, partant, de leurs rémunérations. Outre la défense individuelle, ce sont toutes les possibilités de mobilisations qui se retrouvent ainsi mises à mal. L’instauration d’un droit pour les représentants syndicaux d’être en contact avec les travailleurs via les canaux de communications propres à l’entreprise ne suffira pas !
[1] https://www.irwcgsp.be/lettre-dinformations-5-le-teletravail-un-nouveau-mythe-liberal/
[2] J. Popma, « Technostress et autres revers du travail nomade », ETUI Working Paper, 2013.07, www.etui.org/fr/publications/working-papers/technostress-et-autres-revers-du-travail-nomade.
[3] Laurent Taskin, « Pourquoi il ne faut pas abuser du télétravail », La Libre Belgique, 18 août 2020.
[4] Fanny Lederlin, « L’un des risques majeurs du télétravail réside dans l’accélération de l’atomisation des travailleurs », Le Monde, 13 septembre 2020.
[5] RTBF, « Coronavirus : le télétravail, bonne ou mauvaise nouvelle pour les femmes ? », 9 juillet 2020, www.rtbf.be.