POURQUOI IL FAUT AUGMENTER LES SALAIRES (partie 1/3) : Le chantage à la modération

POURQUOI IL FAUT AUGMENTER LES SALAIRES (partie 1/3) : Le chantage à la modération

Less is more ! Moins c’est plus. Davantage digne de la novlangue de 1984 d’Orwell que du rasoir d’Occam, ces mots avaient été judicieusement choisis par la FEB (patronat belge) il y a quelques années pour titrer son mémorandum politique. Le catalogue d’horreurs antisociales qui y est dressé est repris quasi tel quel par l’Accord du gouvernement Arizona mis sur pied ce 4 février 2025. Au cœur de la polémique : le pouvoir d’achat ? Ou plutôt le salaire. Pas le choix : il paraît que sans modération salariale, les premiers de cordée ne pourront pas faire ruisseler la richesse qu’ils accumulent… Mais qui produit réellement la richesse ?

Faire plus avec moins, voilà le dogme austéritaire, la loi d’airain qui contraint les salaires et abime les corps ! Mais pas l’ombre d’une volonté de décroissance dans ce minimalisme. Le moins c’est bien sûr pour l’État qui dépense toujours trop et pour les travailleurs qui coûtent toujours trop chers. Le plus, par contre, n’est jamais remis en cause : dividendes, profits, plus-values, salaires des patrons n’ont jamais été aussi considérables. 

Fort de ce constat, cet article, et les deux prochains épisodes, démontre pourquoi il faut augmenter les salaires.

Sommaire

Partie 1/3 :

1. On ne modère que ce qui est excessif !

2. La « loi de 96 » ou la légalisation du chantage

3. Changement de paradigme

4. Le travail n’est pas un coût

Partie 2/3 – à paraître le mercredi 12 mars

Partie 3/3 – à à paraître le vendredi 14 mars

C’est sans honte qu’en préparant les travaux de l’Accord interprofessionnel (AIP), le Conseil central de l’économie (CCE) a décrété qu’il n’existe aucune marge disponible pour des augmentations salariales dans le secteur privé en 2025 et 2026 ! Pourtant, après avoir progressé en moyenne de 1,8 % entre 2015 et 2019 et s’être contracté de 5,3 % en 2020 en raison de la crise sanitaire internationale, la croissance du PIB belge s’est redressée de 6,9 % en 2021 avant de fléchir à 3 % en 2022 et à 1,4 % en 2023. Même si la croissance du PIB diminue, il n’a cessé depuis plus de 10 ans d’être positif, c’est-à-dire de présenter malgré tout une croissance.

Après quatre ans de blocage des salaires, la loi sur la norme salariale empêche les travailleurs de récolter les fruits de cette croissance. « Une fois de plus, les organisations syndicales seront empêchées de négocier des augmentations de salaires, au-delà de l’index, pendant les deux ans à venir. C’est à cause de cette loi, dite « loi de 1996 », qui se base encore et toujours sur une comparaison biaisée avec l’évolution des salaires dans les pays voisins. Elle engendre une modération salariale sans fin » !

Dans le secteur privé, les augmentations de salaires, cela se discute tous les deux ans entre interlocuteurs sociaux lors d’un AIP. On y établit une progression minimale des salaires qui peuvent encore évoluer à la hausse lors des négociations sectorielles qui généralement suivent. La FGTB a toujours été favorable à ce mode de négociation car elle fait progresser les conditions de travail de près de 4 millions de salariés. Malheureusement, la loi de 1996 est venue lui imposer un carcan et a, de ce fait, bloqué toute possibilité d’évolution salariale.

1. On ne modère que ce qui est excessif !

Le concept de « modération » a été mis au point par la Commission européenne alors que les critères de convergence économique du Traité de Maastricht (1992) imposaient une austérité implacable aux pays membres. La modération salariale est ainsi prônée en faveur de la compétitivité des entreprises confrontées, selon elles, aux trop élevés « coûts du travail ».

Mais si d’aucuns ont pu croire à un ralentissement de la croissance des salaires, les faits ont démontré qu’il s’agissait bien d’une réduction de ceux-ci. Nous montrerons dans cet article et les suivants que la part des salaires dans la richesse créée en Belgique a diminué depuis une quarantaine d’années, une perte que l’on peut chiffrer à près de 40 milliards d’euros actuels.

Ce glissement – et son caractère discret – s’expliquent sans doute par les valeurs morales attachées au terme de modération. Puisqu’on ne peut modérer que ce qui est excessif, c’est donc que le niveau des salaires visés est outrancier ; par voie de conséquence, leur croissance serait socialement abusive et moralement condamnable.

Le concept de modération s’en remet au « bon sens », au « raisonnable », au citoyen capable de discerner ce qui est préférable pour tous dans une économie qui vacille. Cet appel à un intérêt général supérieur moralise ce qui n’aurait dû être qu’une notion économique. « La locution fait ainsi partie des ressources discursives visant à culpabiliser les salariés en leur faisant endosser la responsabilité principale des dysfonctionnements économiques qu’ils peuvent constater[1] ».

Les mots ont leur importance. En tout état de cause, l’idée d’une « modération salariale » qu’il faudrait mettre en œuvre masque l’existence d’un véritable chantage qui enserre structurellement la formation des salaires en Belgique.

2. La « loi de 96 » ou la légalisation du chantage

Depuis 1996, la « loi pour la promotion de l’emploi et la sauvegarde préventive de la compétitivité » a bridé les seuls salaires afin de présenter un budget compatible avec l’entrée dans l’euro. Elle veille, en principe et de manière préventive, à maintenir nos salaires au même niveau que celui des pays voisins, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas.

En 2017, le gouvernement Michel a durci encore plus cette législation en inventant, d’une part, un « handicap salarial » historique qu’il faudrait rattraper et, d’autre part, en instaurant, par prudence, une marge de sécurité de 5 % pour l’établissement de ladite marge. Mais cette norme salariale, telle que définie par le Conseil central de l’économie, ne tient compte ni des réductions de cotisations sociales ni des subsides salariaux déjà pourtant largement octroyés aux entreprises.

De plus, cette loi procède d’une forme de chantage. C’est ainsi qu’elle garantit, en contrepartie de la modération, l’indexation des salaires, même si Charles Michel s’est empressé de procéder à un saut d’index[2]. Le chantage est clair. Si le salariat rejette la modération salariale, il devra se passer de l’indexation des salaires. C’est ainsi que la révision de la loi de 1996 menée en 2017 sous la Suédoise (NVA/MR/CD&V/Open VLD) a pérennisé le gel des salaires en Belgique.

En 2021, la norme salariale a permis une hausse des salaires de 0,4 % ! Des cacahouètes puisque cela signifie concrètement 9 euros bruts par mois de plus alors que la promesse de valoriser tous les métiers essentiels en première ligne sur le front de la pandémie de Covid-19 était au cœur des engagements politiques.

Le gel des salaires a tourné à l’embâcle total car la Vivaldi (coalition gouvernementale PS, CD&V, Open VLD, MR, Vooruit, Ecolo et Groen) a condamné les salaires à croître de … 0 %… Alors qu’au même moment les profits des entreprises atteignent des records absolus.

À présent, en février 2025, le Conseil central de l’économie (CCE) remet le couvert et décrète qu’il n’existe aucune marge disponible pour des augmentations salariales dans le secteur privé en 2025 et 2026 !

Il n’y aurait donc plus rien à négocier. C’est une spirale désastreuse avec les pays voisins qui n’ont pas attendu pour également baisser les salaires de leurs travailleurs.

3. Changement de paradigme

Les salaires ont été désignés unilatéralement comme les seules variables d’ajustement et pour cela, ont été comparés aux pays voisins (France, Pays-Bas, Allemagne). La modération salariale agit alors comme une injonction à penser que le devoir de se modérer n’incombe qu’aux travailleurs. En effet, dans le système de la modération salariale, il n’existe aucune limite fixée aux profits ni aux dividendes, pas plus qu’aux salaires, parfaitement indécents, des grands patrons. Cela signifie que les négociations salariales de l’AIP ne portent plus sur la manière dont on répartit les richesses produites par les travailleurs en Belgique, mais bien sur la concurrence salariale avec les travailleurs des pays voisins…

Très concrètement, il ne s’agit plus de savoir si notre économie va bien, ou d’estimer les besoins de la population mais bien de nous comparer aux travailleurs allemands, français et néerlandais. De cette façon, les patrons sont assurés de bénéficier d’un outil leur permettant d’imprimer un mouvement de pression à la baisse sur les rémunérations des travailleurs en Belgique. Nous sommes passés d’une politique de la demande exprimée par les besoins en investissements à une économie de l’offre qui entérine la toute-puissance des entreprises. Ce changement de paradigme constitue une véritable occultation du salaire comme objet de délibération politique et une trahison du contrat social qui fonde la démocratie économique et sociale.

De surcroît, la comparaison avec les pays voisins n’est évidemment pas objective car ces trois pays ne nous ont pas attendus pour restreindre également les salaires de leurs classes travailleuses respectives.

Faut-il rappeler le système allemand des mini-jobs avec des salaires horaires de 4 à 5 euros ? Ou les contrats « zéro heure » aux Pays-Bas ou encore le système français des auto-entrepreneurs ? Cette « ubérisation » du travail est une course aux moins-disants qui aspire les travailleurs dans une spirale régressive sans fin, accroît les inégalités, comprime la relance intérieure et mine le financement de la sécurité sociale et de nos services publics. L’obstination du néolibéralisme tend à effacer un siècle et demi de construction du statut de salarié pour en revenir aux loueurs de bras.

4. Le travail n’est pas un coût

Intervenir dans le processus de formation et d’évolution des salaires entraîne des conséquences directes sur le reste de l’économie et l’organisation de la société. Ne considérer les salaires que comme une variable qui peut être ajustée – en fonction des besoins des entreprises – mène toujours à des déséquilibres, tant sur le plan social qu’économique. Il faut le rappeler sans cesse : le travail n’est pas un coût mais, au contraire, la source de toute la valeur économique créée dans la société. Les salaires sont donc un élément essentiel de la prospérité que nous créons tous collectivement en tant que membres du salariat. Voilà pourquoi il est légitime de rejeter une loi qui bloque les salaires et qui, au nom de la sacrosainte compétitivité, met en concurrence tous les travailleurs entre eux.

Voilà pourquoi il est juste de dénoncer cette contradiction inhérente au capitalisme et qui forge la logique austéritaire. « Moins » ne sera jamais « Plus, » en tout cas pas pour vous, si vous êtes un travailleur. Pour une illusoire promesse politicienne de gagner un peu plus, vous devrez travailler encore plus dur et être encore plus flexible : la nuit, le dimanche, les jours fériés, encore plus d’heures supplémentaires… On ne cessera de vous comparer aux travailleurs voisins, à qui on fait exactement le même le coup.

Et lorsque vous aurez accompli ce travail harassant, que vous aurez décuplé la productivité et enrichi davantage les actionnaires, votre salaire brut restera de toute façon bloqué et l’économie du pays n’en sera pas améliorée ni sa dette moins élevée. Au contraire, la fiscalité sera majoritairement indirecte, c’est-à-dire basée sur des taxes sur votre consommation et les services publics auront été saccagés de manière telle que tous vos services coûteront bien plus cher.

C’est un jeu de dupes mais aussi un enjeu de civilisation. C’est un choix politique qui détermine la société dans laquelle nous voulons vivre. Acceptons-nous d’effacer un siècle et demi de construction du statut de salarié pour en revenir aux loueurs de bras ?

Comme le dit le pourtant très libéral économiste belge Paul De Grauwe, « des salaires élevés ne sont pas une charge pour l’économie, mais au contraire un puissant facteur de développement[3] ».

Il faut augmenter les salaires !


[1] J.-M. Klinkenberg, « Modération salariale » in Les nouveaux mots du pouvoir, Aden, Bruxelles, 2007.

[2] M. Alaluf, « Il faut faire sauter le verrou salarial », Politique n°115, avril 2021.

[3] P. De Grauwe, Les limites du marché. L’oscillation entre l’État et le capitalisme, De Boeck, 2015, p. 123.

Pierre Vermeire
Rédacteur MaTribune.be |  Plus de publications

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