Les 3.000 participants ont formé le mot « Matélé » pour afficher leur soutien à leur média de proximité. ©Matélé
Ciney. Mardi 23 septembre 2025. 17h50. Un gigantesque embouteillage se forme à l’entrée du zoning du hall des foires de Ciney. Trois mille personnes convergent vers le grand hall de Ciney Expo… Et pourtant au programme, il n’y a ni concert, ni exposition, ni foire commerciale. Ce sont des téléspectateurs qui viennent apporter leur soutien à Matélé, le média de proximité de Jemelle (Rochefort), menacé de disparition par la réforme du secteur portée par la ministre Jacqueline Galant (MR). Une mobilisation hors du commun qui témoigne de l’attachement des téléspectateurs à leur télé locale.
REPORTAGE
« On est là ».
C’est le slogan du sticker qu’affichent de nombreux participants à cette non-manifestation. Ici pas de tribune, pas de discours, mais un joyeux tohu-bohu fait de musique techno, de cris d’enfants jouant au foot et au basket, et de bars qui assèchent les gosiers de tout ce petit monde… Car soutenir Matélé, c’est aussi faire la fête.
« Ciney expo si proche de vous »
L’appel au rassemblement a été lancé il y a quelques jours par l’équipe de la télé locale basée à Jemelle (Rochefort). Parce que Matélé est particulièrement visée par le plan de réforme des médias de proximité déposé au gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) par la ministre Galant. Validé en première lecture début septembre, le plan toujours en phase de consultation prévoit la fusion de plusieurs « médias locaux » (nouvelle dénomination des télés locales). Pour la province de Namur, il ne subsisterait plus qu’un seul média de proximité. Et Boukè, la télé locale namuroise, est clairement identifiée comme étant la mieux située géographiquement. Canal Zoom (qui couvre 4 communes) basée à Gembloux et Matélé devraient donc être dissoutes dans la nouvelle structure à venir.
Impensable pour Matélé qui s’est fait fort de s’adapter aux contraintes économiques et aux évolutions technologiques. Car même si Matélé est implantée dans une région rurale, elle a toujours été un laboratoire d’innovations technologiques : les journalistes-reporters d’images ont y fait leurs premiers pas, l’info locale sur les réseaux sociaux, l’utilisation des smartphones pour des multilives sur Facebook, etc. À Matélé, on a tout testé, parfois au détriment des conditions de travail des équipes. D’ailleurs, à Matélé, il y a peu de culture syndicale, pas de représentants du personnel. Néanmoins, le dynamisme innovant de l’équipe a permis de créer un véritable lien avec une population rurale qui se perçoit très éloignée des centres de décisions. Alors, pouvoir avoir SA télé dans l’arrondissement de Dinant, c’est une réelle opportunité.
Jusqu’à ce que l’austérité du gouvernement MR-Engagés passe par là : selon lui, il y a trop de médias de proximité, il faut rationaliser. Ce sera donc un média par province, ni plus ni moins… Enfin, sauf à Liège : Qu4tre Liège Média (Liège) et Vedia (Verviers) sont préservés. Et dans le Hainaut, il faudra n’en conserver que deux sur quatre : qui restera de Notélé (Tournai), Télésambre (Charleroi), TéléMB (Mons) et Antenne Centre (La Louvière) ? Pourquoi garder deux télés locales pour certaines provinces ? En raison de leur poids démographique, dixit Jacqueline Galant. On garde donc les télés des grandes villes, et on vire les télés rurales. C’est le rat des villes contre le rat des champs, version Jacqueline Galant. Et que fait-on du bon élève Matélé à Rochefort ? Eh bien, il se fondra dans le paysage, pardi…comme les autres.
À Matélé, on a réfléchi au problème. Et pour sauver l’institution, on a donc fait appel aux téléspectateurs. Attention, pas une version téléthon ou une manifestation de rue avec calicots, etc. Non, non… Juste un rassemblement pour faire une photo, pour dire « On est là »… Le « on » pouvant représenter le personnel de la télé (27 équivalents temps plein), le public ou la ruralité. Et devinez quoi ? Le téléspectateur s’est levé de son siège, a coupé le programme en cours, a posé sa télécommande et s’est mis en route pour rallier le Ciney expo, le hall des foires de Ciney.
« Il y a une croyance que la proximité peut se faire à distance »
En découvrant les centaines de personnes qui entrent dans le hall, Laurent Constantiello, directeur de Matélé, est sous le choc. La mobilisation dépasse toutes ses espérances : « C’est incroyable. Il y a une mobilisation citoyenne énorme. C’est un message clair, je pense, il y a un attachement de la population, des citoyens, à leur média, à Matélé. Et le message c’est que quand quelque chose fonctionne, il faut laisser les bons modèles et les bonnes pratiques se développer et les encourager. Il y a une croyance que la proximité peut se faire à distance, alors que le mot proximité veut bien dire ce qu’il veut dire: on doit être proche du citoyen, des associations, de l’actualité tout simplement. Ce n’est pas juste Matélé qui dit ce message, c’est tout l’arrondissement de Dinant qui affirme : gardons cette proximité et gardons cet ancrage local ! »
Dans la foule bigarrée qui a conflué vers Ciney, des téléspectateurs aux profils bien différents : membres de clubs sportifs, d’associations culturelles, responsables politiques et patrons de PME, simples téléspectateurs, tous nous confient que leur présence est un acte fort posé pour soutenir le média local.
Ainsi, Pascal Collin est journaliste-présentateur à Boukè, le média de proximité de Namur : « Je suis venu à titre individuel pour défendre un journalisme de proximité et de qualité. Si on perd les télés locales, on perd d’abord la mémoire collective. Je n’imagine pas que certains évènements ne soient plus jamais enregistrés, filmés… On perd aussi du journalisme de qualité… et sur les réseaux sociaux surtout ! Il ne faut pas laisser le champ libre à ces amateurs qui font du n’importe quoi sur le web. Nous, on est formé pour faire du journalisme local de qualité ! »
Pierre, habitant de Serinchamps (Ciney), est venu avec son fils qui joue au basket à Rochefort : « Si Matélé disparait, on n’a plus de nouvelles des gens d’à côté, quoi. On n’a plus de nouvelles des fermiers, du basket, du foot régional, des festivités locales… Évidemment que c’est un manque ».
Pierre Granville fait partie d’une association de défense de l’environnement à Ciney : « Les télés locales jouent un rôle important de cohésion sociale et d’information locale. Matélé permet à notre association de dénoncer certains excès environnementaux. Si Matélé disparaît, c’est un outil en moins pour l’expression des citoyens ».
Pierre-Yves Dermagne, député PS à la Chambre et échevin à Rochefort : « Les télés locales, cela répond à un besoin, à une attente par rapport à la couverture de l’actualité locale, que ce soit de l’actualité, du faits divers, de l’actualité politique, culturelle ou sportive… Je pense qu’il y a un ton, qu’il y a un esprit qui correspond au caractère et à la culture de la population de l’arrondissement de Dinant. On a besoin de médias qui relatent les réalités de la vie en milieu rural, qui tiennent compte de notre culture, de nos cultures, de nos terroirs. C’est important. Et le succès de foule de ce soir atteste du fait que ça répond à un besoin »
Thomas Nagant, conseiller provincial Ecolo et ex-journaliste de Matélé : « Si Matélé disparait, c’est dramatique. Cela veut dire qu’il y a plein de gens qui n’ont plus accès au média, qui ne sont plus mis en valeur à travers ce qu’ils font, que ce soit dans l’associatif, dans le monde culturel ou sportif. Matélé, c’est une vitrine, c’est une tribune pour tout le monde, c’est une manière de faire société. Cela fait partie de tous ces instruments qui font qu’on est une société, qu’on est des communautés, qu’on se rassemble, qu’on vit ensemble. C’est vraiment fondamental d’avoir ce type de ferment-là. Si cela n’existait pas, ce serait dramatique, effectivement. »
À l’entrée de la salle, Philippe Halloy fait les cent pas. L’ex-directeur de Matélé a cédé son mandat il y a peu. Aujourd’hui, il est très ému : « Moi, je n’ai plus de voix… J’en ai les larmes aux yeux. On ne pouvait jamais s’attendre à accueillir ces milliers de personnes pour un non-évènement, si ce n’est l’importance démocratique manifeste d’avoir des médias qui sont proches des gens, en qui on peut avoir confiance, et pour lesquels à titre personnel j’ai œuvré pendant plus de vingt ans avec une équipe qui est et qui reste formidable sur le terrain et qui est atypique dans le paysage des médias de proximité ».
Galant et Jeholet, même combat
Outre une réduction du nombre de médias de proximité (qui passeraient de 12 à 8), le plan d’économie de la ministre Galant prévoit de couper dans les subsides de fonctionnement. Ceux-ci seraient plafonnés à 10 millions d’euros pour l’ensemble des acteurs du secteur, sans indexation jusqu’à la fin de la mandature. Déjà réduits de 500.000 euros en 2025, sans négociation avec le secteur, le nouveau plafond permettrait à la FWB d’économiser 400.000 euros par an. À l’échelle de Matélé, cela représente une perte annuelle de 25.000 euros.
Plus inquiétant encore, la réforme des APE (Aide à la promotion de l’emploi) portée par le ministre wallon de l’emploi, Pierre-Yves Jeholet (MR) prévoit de réduire de 10 % annuellement jusque 2031 l’enveloppe budgétaire dédiée aux médias de proximité. Cette enveloppe annuelle est actuellement de 8,4 millions d’euros. Or, dans ces médias, le contrat APE est la norme… Les télévisions locales sont donc doublement pénalisées. Pour reprendre l’exemple de Matélé, l’aide à l’emploi représente un budget annuel de 624.000 euros. Une réduction de 10 % risque d’entraîner des pertes d’emplois.
Ces deux réformes, menées de front, vont impacter de plein fouet un secteur qui éprouve déjà des difficultés à équilibrer ses comptes. En effet, faire du profit n’est pas la finalité de ces associations sans but lucratif (sic) dont l’objet social est surtout de produire de l’information locale. Et ces économies ne renfloueront pas les caisses de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ni celles de la Région wallonne car les budgets alloués aux médias de proximité sont une part infime du budget global de ces institutions. C’est d’ailleurs le constat dressé par les experts chargés par la FWB de dégager des pistes d’économies pour l’institution. Dans leur tout récent rapport présenté le 24 septembre, les experts expriment des doutes sur le bien-fondé de cette réforme des médias de proximité : « il convient d’en relativiser la portée, écrivent-ils, et s’assurer que ces efforts n’affectent pas la qualité du service offert en matière d’information de proximité ».
Ce mardi soir à Ciney, parmi la foule, l’avocat rochefortois Jean-Marie Dermagne se souvient de la création de Matélé, à l’époque où elle s’appelait Vidéoscope et s’organisait au sein d’une maison des jeunes. Il a observé son évolution jusqu’à cette réforme. Lorsque je l’interroge, je le sens ému. Le lendemain, il m’enverra un long texte pour clarifier ses propos, explique-t-il. En voici un extrait : « La fusion, que beaucoup considèrent comme une absorption, envisagée par la droite qui gouverne la Wallonie depuis les dernières élections, va altérer la spécificité des médias de proximité. Garder le contact avec la population est particulièrement ardu pour la province de Namur qui est très vaste. Et puis la prochaine étape risque d’être l’accrochage au média « central » qu’est la RTBF que certains, à droite, nourrissent en outre l’idée de privatiser un jour ! (…) Je n’oublie jamais que les services publics, parmi lesquels les services publics audiovisuels, sont, avec la sécurité sociale, le patrimoine des gens qui n’en ont pas d’autre. C’est la richesse des pauvres ! Le démantèlement du service public audiovisuel, avec l’attaque frontale menée contre les télévisions régionales, est à la fois absurde et antisocial. Antisocial, par la coupure du lien direct qui existait avec la population ! Et absurde parce qu’il n’entrainera pas, j’en suis sûr, les économies financières qui n’en sont que le fallacieux prétexte. »
Dans la plupart des communes, ce sont des journalistes locaux qui suivent l’actualité du cru. Et la réunion du conseil communal est le rendez-vous incontournable de la démocratie locale. Majorité et opposition y présentent leur vision de la gestion de la commune, leurs priorités. Rendre compte de cette démocratie locale, c’est le job de ces journalistes locaux. Ainsi à Rochefort, si le journaliste de Matélé ne vient plus au conseil communal, il n’y aura plus qu’un seul journaliste (de L’Avenir) pour rendre compte des débats… Un seul représentant de presse pour témoigner, une seule sensibilité éditoriale. Une seule personne pour relayer les opinions mais aussi pour résister à d’éventuelles pressions. Avec le risque de fusion des télés locales et le rapprochement annoncé entre les groupes de presse IPM et Rossel, le pluralisme de la presse locale est mis à mal. C’est une menace concrète qui pèse sur la démocratie.
