Le trumpisme n’est pas une comète dans le ciel politique, mais bien une stratégie, une conception du pouvoir et des rapports de forces nationaux et mondiaux, qui s’inscrit dans le temps long. Le plus grand choc sans doute des 50 dernières années. Chronique d’un livre, Une première histoire du trumpisme pour « amortir le choc du réel avant qu’il ne nous frappe ».
« La religion est l’opium du peuple », avait écrit Karl Marx en 1843. « Le trumpisme est de l’héroïne culturelle », proclamait J.D. Vance en 2016, dans un article intitulé… « L’opium du peuple ». À sa mort, en 1883, Marx n’avait pas changé d’avis. De son côté, manifestement, J.D. Vance a tourné casaque. Toujours vivant, il est devenu le vice-Président de Trump. Apparemment apprécié de celui-ci, au point d’être rangé par les observateurs au rang de dauphin potentiel, si Trump ne se présente pas à une nouvelle élection qu’il remporterait. Certes, la Constitution américaine ne le permet pas formellement. Mais supposez qu’en 2028 les États-Unis soient impliqués dans ce que Trump décrirait dans un tweet comme une « ÉNORME et INJUSTE guerre menaçant la NOUVELLE grandeur de l’Amérique »…
J.D. Vance a donc changé d’avis. Ce virage à 180 degrés n’est pas un vice rédhibitoire dans le monde trumpien, où le « patron » lui-même fournit des exemples à la pelle. Mais sur le fond, Vance a sans doute eu tort. Parce qu’un des ressorts du trumpisme est bien la conviction que la politique est le produit de conceptions culturelles. Il faut donc changer le récit culturel si on veut changer la politique. C’est ce que fait le trumpisme, distributeur de drogue.
Et c’est pour ça qu’il est une menace, bien au-delà des frontières américaines, pour les régimes démocratiques comme le nôtre qui s’inspirent de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, dont la première, chaotique et transformatrice manifestation fut la Révolution française de 1789.
Je dois insister d’emblée : cette chronique est aussi la chronique d’un livre, « Une première histoire du trumpisme », publié chez Gallimard en juin dernier. Il est rédigé par une spécialiste (française) de l’histoire politique américaine, Maya Kandel. Il raconte, comme le disait la note de lecture publiée dans le quotidien français Le Monde à l’époque, « la conquête du pouvoir par Trump des années 1980 à 2025, sans la réécrire ». Les perspectives sont glaçantes. Le bouquin est hyper lisible, même si l’on ne s’est jamais intéressé que de loin au poto-poto de la politique intérieure américaine, qui n’est pas une merveille de limpidité.
As de la Comm’
Trump n’est hélas pas le bouffon qui, en fin de compte, nous réconforterait par sa stupidité. Pas un idiot, mais pas non plus un intellectuel au sens où on l’entend chez nous, c’est-à-dire bardé de diplômes et de réflexions certes enthousiasmantes mais qui, un peu « hors sol », se heurtent à ce « monde sensible » auquel Jaurès expliquait que pouvaient travailler de concert philosophes et prolétaires. Trump a une connexion avec le réel, et celle-ci passe par les moyens de communication qu’il maîtrise tous parfaitement.
Il fut pendant plus de dix ans l’animateur d’un show « prime time » d’une des principales chaînes de télévision américaine (NBC). Et si le fil conducteur de sa pensée sur les réseaux sociaux est parfois solidement emmêlé, il a enregistré jusqu’à 87 millions d’abonnés sur son compte Twitter (devenu X) en janvier 2021, au moment mémorable de la prise d’assaut/tentative de coup d’État du Capitole, le Parlement fédéral américain. Sur ce plan précis de la communication, Trump est le plus grand phénomène de son temps, ne laissant rien au hasard sous les dehors de l’improvisation. En meeting, il peut par exemple parler des dizaines de minutes sans prompteur, quitte à expliquer ses goûts musicaux ou à gloser sur la taille du sexe d’un golfeur célèbre. Peu importe, le public est ravi… Qu’attend-on d’autre, au fond, d’un showman ?
Trump, non plus, n’est pas un idéologue. Mais il a quelques principes de base auxquels il s’accroche, et il a pu s’entourer d’idéologues particulièrement redoutables si l’on considère les conséquences potentielles des idées qu’ils refilent à leur patron.
Trump, enfin, est démangé depuis longtemps par la politique. Si, aux yeux du public européen, il a débarqué comme un ovni lors des élections présidentielles de 2016, il avait souvent longtemps laissé entendre (depuis 1987) que devenir chef de l’État ne lui aurait pas déplu. Il a tâté quelques chapelles, démocrates ou indépendantes avant de se fixer chez les Républicains, à ce moment-là en voie de radicalisation conservatrice.
Lorsqu’il pose sa candidature en 2015, Trump le fait dans un pays en panne qui est en guerre depuis 15 ans (Irak, Afghanistan). Les dépouilles des « boys » morts en Orient reviennent dans les soutes de cargos militaires, ce qui fournit de spectaculaires photos de dizaines de cercueils recouverts de drapeaux étoilés. Les blessés et mutilés rappellent que les nouvelles technologies n’ont pas encore inventé la guerre propre, même pour les hyper-puissants. Les militaires démobilisés peinent à se réinsérer, au point de constituer des milices qu’on retrouvera notamment lors de l’assaut du Capitole. Et surtout, cette guerre a décrédibilisé l’élite au pouvoir, puisque l’intervention américaine a été bâtie sur un mensonge phénoménal, celui de la possession par l’Irak d’armes de destruction massive. Certes pas la première des fake news, mais une des plus énormes, totalement antérieure et étrangère à l’usine à mensonges que se révéleront être Trump et son entourage.
Panne néolibérale
Et si, sur un autre plan, la richesse globale du pays s’accroît, les inégalités de revenus se renforcent, l’espérance de vie moyenne diminue et, de sondage en sondage, s’effondre l’espoir que « ça ira mieux demain », souhait simple qui structure les opinions publiques sur la manière dont elles jugent un régime politique. Le néolibéralisme né dans les années quatre-vingt sous la présidence de Ronald Reagan est en faillite sociale.
Les idéologues qui entourent Trump ont de quoi bâtir. Il leur faudra trois étapes pour installer le trumpisme comme élément permanent dans la société américaine. Ce qu’illustre de manière un peu raccourcie sans doute le résultat des trois élections, qui ne sont pas le fruit du hasard mais d’un travail de fond auprès des électeurs.
En 2016, Trump gagne avec au total 3 millions de voix de moins que sa rivale Clinton, grâce à une particularité peu contestée du système électoral américain, le système des Grands Électeurs. En 2020, Trump perd mais il recueille 74 millions de voix, soit 11 millions de plus qu’en 2017, alors que Biden, par rapport à Clinton, ne fait « que » 7 millions de voix en plus. Enfin, en 2024, Trump frôle les 77 millions de voix.
Trois résultats, trois progressions, et singulièrement dans deux catégories d’électeurs : les « blancs non votants », c’est-à-dire les abstentionnistes, a priori dégoûtés d’un système jugé prisonnier d’une élite que Trump, qui en est pourtant issu, n’hésite pas à conchier. Et puis les hommes non blancs, jeunes (de 18 à 25 ans), non diplômés ; soit le prolétariat mâle latino ou noir. Ceux-là même qui à nos yeux d’Européens auraient toutes les raisons de ne pas voter Trump et le font malgré tout. Que ce soit un bras d’honneur envers le système ou par indifférence à la vérité, qui ne joue aucun rôle dans la geste trumpienne faite d’un enchaînement de vérités successives. Le lien devient quasi religieux… « Jésus est mon prophète et Trump mon président », disait une publicité électorale. Opium du peuple et came culturelle, on y revient…
Politiquement, Trump et son entourage recyclent souvent des thèmes qui ne sont pas des nouveautés dans le paysage idéologique américain. L’isolationnisme, c’est-à-dire se mêler d’abord des affaires de l’Amérique est une position aussi vieille que les États-Unis eux-mêmes qui ont, par exemple, longuement hésité avant d’entrer en guerre tant en 1917 qu’en 1941. Refondre l’ordre international à son propre profit n’est pas une innovation non plus, surtout à un moment où les relations internationales se multilatéralisent (ce qui affaiblit mathématiquement le plus fort) et où la Chine ne fait pas mystère de son ambition de devenir numéro 1, une hérésie du point de vue du trumpisme. Équilibrer le commerce international à coups de tarifs douaniers, même avec le parfum de néocolonialisme que Trump y met, n’est pas plus original.
Le fou et le chaos
Sauf que le cocktail ne peut que déboucher sur un foutoir générateur de toutes les aventures, et d’abord des pires. La gestion par le chaos est une des marques de Trump, qui s’inspire de la méthode mise en œuvre par l’ancien président Nixon, lors de la guerre du Vietnam : la « stratégie du fou ». Elle consistait à faire croire que Nixon était suffisamment cinglé pour mettre en œuvre les menaces qu’il proférait et qu’il valait donc mieux accepter ce que les diplomates proposaient avant que l’irréparable ne s’accomplisse…
Trump est revenu au pouvoir voici sept mois, et sa surprésence à tous les étages donne l’impression qu’il est là depuis 7 ans… Il s’est incrusté dans le paysage avec ses idées et le soutien d’une part croissante d’électeurs ainsi que du secteur des nouvelles technologies. C’est une coalition hétéroclite, promise à des clashs comme vient de le montrer l’épisode Musk, mais c’est une coalition qui a de telles ambitions de pouvoir et d’enrichissement qu’on la voit mal se saborder. Une mafia peut liquider quelques parrains, mais pas le système mafieux en tant que tel…
Les idéologues qui font le trumpisme aujourd’hui, tout isolationnistes qu’ils soient, ont en tête la propagation de leurs idées dans un mouvement international baptisé « national-conservatisme » (NatCons) qui fédérerait en son sein une extrême droite globalisée. Un grand retour en arrière dans une histoire réécrite, qui condamne le libéralisme au sens américain (en gros, ce que nous qualifions de « progressisme »), mais aussi le néolibéralisme, tout comme les références à la raison et au libre-arbitre. À la place, les NatCons voient un régime mélange de nationalisme et de valeurs chrétiennes, défendu par une oligarchie. Ce que le premier ministre hongrois Viktor Orban a appelé la « démocratie illibérale ». Viktor Orban est présent à tous les sommets des chefs d’État européens…
Ce qui est remis en cause, c’est tout simplement le rôle de la raison et de la vérité, au profit d’un récit inventé par les dominants. Il s’agit de déconstruire les fondements d’une civilisation ; d’imposer une nouvelle culture à un peuple qu’on peut manipuler grâce aux algorithmes et à des récits façonnant une réalité imaginaire ; et d’installer tout ça dans la durée de l’Histoire. Une sorte de « fascisme volontaire ». L’expression est de Christopher Lasch, un historien américain auteur dans les années nonante de deux livres dont les titres seuls résument bien ce qui se passe à la Maison blanche : « La culture du narcissisme » et « La révolte des élites et la trahison de la démocratie ». Le genre de livres que certaines bibliothèques américaines ont déjà retiré de leurs étagères. Car Trump n’aime rien tant que ceux qui courbent l’échine. Vite.
