Alors que l’on voit un certain parti traditionnel belge accueillir en son sein des figures de l’extrême droite, alors que, quelle que soit l’heure de votre écoute, les chaînes d’information continue françaises ont un membre de l’extrême droite sur leur plateau, alors que Elon Musk soutient ouvertement des partis fascistes européens, notoirement en Allemagne, au moment où cette même Union européenne compte 5 gouvernements avec participation d’extrême droite (Finlande, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Slovaquie) et que son Parlement a vu se constituer un troisième groupe politique de cette tendance (« Europe des nations souveraines »), repérons dans le clair-obscur politique actuel trois raisons pour lesquelles l’extrême droite y a trouvé un terrain fertile.
Lutter contre l’extrême droite, s’opposer au fatalisme entourant son avancée fulgurante dans les pensées et les bulletins de vote nécessite de comprendre les causes des succès de cette vague brune. En voici trois, inspirées par les travaux d’Ugo Palheta, un sociologue français, maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille, spécialiste de l’extrême droite et auteur de « La nouvelle internationale fasciste » (Textuel, 2022), « Défaire le racisme, affronter le fascisme (avec Omar Slaouti, La Dispute, 2022), « Face à la menace fasciste » (avec Ludivine Bantigny, Textuel, 2021) et « La possibilité du fascisme » (La Découverte, 2018). Il a également dirigé le tout récent « Extrême droite : La résistible ascension » (Éditions Amsterdam, 2024) dans lequel il propose de comprendre la façon dont la voie a été pavée à l’extrême droite. En analysant les forces et les failles de l’extrême droite, l’ensemble de ces auteurs démontre également que cette ascension est plus résistible qu’il n’y paraît.
1. Première cause : la droitisation de la droite (cause politique)
Ugo Palheta souligne que « l’ascension du fascisme s’opère sur fond de crise structurelle du capitalisme, d’instabilité économique, de frustrations populaires et de panique identitaire [1]». La crise sociale renforce une perte des repères classiques gauche-droite qui nuit à la compréhension des événements. Si les libéraux se sont nourris de cette perte de sens (ni de gauche ni de droite, comme le prétend Macron en France), et que dans le même temps une certaine social-démocratie n’a pas su s’opposer à la perte des conquêtes sociales, ce relativisme a surtout eu comme effet de déplacer le curseur politique vers la droite. Cette droitisation de la droite a fortement participé à « dédiaboliser » ou plutôt « normaliser » l’extrême droite, dès lors qu’une partie de son discours, de ses mots, de ses thèmes, mais aussi de son programme, ont percolé et ont été mis en pratique par des partis de droite traditionnels.
Ce n’est donc pas l’extrême droite qui se serait « adoucie » ou « modérée » mais la droite qui s’est radicalisée au point d’effacer de nombreuses différences avec l’extrême droite définie comme telle. Malheureusement, les coalitions de droite/extrême droite démontrent que ces gouvernements ne sont pas n’importe quel exécutif simplement plus conservateur que les précédents. Ce sont clairement des menaces pour la démocratie qui détricotent l’état de droit et les droits des plus faibles.
2. Seconde cause : la crise sociale et politique due au néolibéralisme (cause économique)
La vision néolibérale se veut globalisante. Elle entend transformer en marchandise non seulement l’ensemble de nos productions sociales, mais institue le marché comme horizon indépassable de la société. L’individu n’a plus à s’y intégrer. Au contraire, il doit s’en libérer et, dans un élan créateur, briser les rigidités qui l’empêchent de réaliser son « projet ». Le néolibéralisme vous enjoint à devenir « l’auto-entrepreneur » de votre vie. Dans ce contexte où la société ne fait plus sens, la fiscalité se porte naturellement au premier rang de ces rigidités bureaucratiques. Aussi, la seule politique valable pour stimuler la production de richesse conduit à épargner les riches et les grandes entreprises de payer leurs impôts. Ce « ruissellement » indique la voie de la prospérité : du haut vers le bas ! Nous sommes « hors sol », dans le phantasme souverain de la main invisible jamais autant profitable à tous qu’elle ne s’est d’abord largement servie elle-même…
Mais de ruissellement, il n’y eut pas l’ombre d’une goutte ! Le renforcement de l’individualisme auto-entrepreneurial n’a été en fait qu’une nouvelle phase d’accumulation du capital qui, en renforçant comme jamais les inégalités sociales, a permis aux déjà riches de s’enrichir encore et aux déjà pauvres de s’appauvrir davantage. L’horizon vainqueur a fait place à un champ de ruines où fument encore les scories de la dégradation des services publics et de la destruction de l’environnement. La perte de sens a conduit les socialistes français, par exemple, à détruire eux-mêmes leur code du travail, fruit de dizaines d’années de jurisprudence favorables aux travailleurs… À la concurrence de tous contre tous, le modèle de gestion du secteur privé est devenu le parangon du « management » public. En Belgique, on a même été jusqu’à nommer de Copernic de telles réformes. Bref, les seules missions encore consenties à l’État et aux services publics consistent à les placer au service optimal du profit à court-terme.
Cette course effrénée au profit a réussi à passer de l’idée d’intérêt général à celle de la toute-puissance des marchés financiers. Orphelin des solidarités créées par le collectif, l’auto-entrepreneur s’est « ubérisé », « atomisé » dans une société[2] dont les forces de cohésion ont été systématiquement détruites.
Aujourd’hui, cet espoir de richesse et de souveraineté porté par le néolibéralisme s’est effondré à son tour. Le néolibéralisme triomphant est en déroute à mesure que les inégalités progressent ; la richesse indécente de quelques-uns côtoyant la misère du plus grand nombre.
Ugo Palheta y voit aussi, « une crise de la représentation politique, au sens où la plupart des partis politiques qui ont engagé la destruction néolibérale ont perdu une part considérable de leur légitimité et de leur base sociale[3] ». Elle se marque par des taux d’abstention vertigineux et un soupçon généralisé non seulement sur la classe politique mais aussi sur tous les corps intermédiaires de la société (perte d’engagement associatif mais aussi perte de confiance dans la justice – au service des puissants – et dans la presse – aux mains des oligarques).
Pour Ugo Palheta, c’est là que le néofascisme entre en scène. Avec l’objectif à peine caché d’assurer la perpétuation du système capitaliste. « La force idéologique du fascisme, c’est ainsi de pouvoir intervenir sur un double plan : comme défense de l’ordre social établi, potentiellement pour tous ceux qui ont – ou estiment avoir – quelque chose à défendre ; mais aussi comme promesse d’un ordre nouveau pour ceux qui sont – ou se considèrent – dépossédés, ou menacés de dépossession[4] ».
3. Troisième cause : la crise des rapports de domination (cause sociologique)
Comme dernier avatar en cours du capitalisme, le néolibéralisme impose sa domination sur les rapports inégalitaires qu’il perpétue et aggrave. Pourtant, son projet n’était-il pas d’émanciper l’individu des « rigidités » que la société fait peser sur chacun de nous ?
La contradiction, propre au système capitaliste d’ailleurs, lui revient en pleine face ! C’est ainsi que sont apparus dès le début des années 2000, une généralisation de la dénonciation des rapports de domination avec des mouvements comme We are 99 % contre l’oligarchie financière, Me Too dénonçant les violences faites aux femmes, Black Lives Mater contre le racisme systémique ou encore LGBTQIA+ contre les discriminations et violences sexuelles et de genre. En s’organisant collectivement, en redonnant un sens à la révolte citoyenne contre un ordre dominant qui les discrimine, les minorités se découvrent comme telles et décident de réinvestir le champ du politique.
Cela ne manque pas d’affoler la bourgeoisie qui qualifie généralement ces mouvements de « woke ». « Cet éveil leur fait peur et ne peut manquer, en réaction, de susciter des radicalisations racistes et masculinistes, qui se déploient en pleine cohérence politique avec le projet fasciste. Celui-ci articule en effet la représentation délirante d’un retournement en cours des rapports de domination (avec ces mythologies variées que constituent le « complot judéo-maçonnique », le « grand remplacement », la « colonisation à l’envers », le « racisme anti-blancs », ou la « décivilisation », dernièrement évoquée par le président Macron lui-même, etc.) à la volonté fanatique des groupes oppresseurs de maintenir, quoi qu’il en coûte, leur domination[5]. »
Cet enjeu est essentiel dans la montée des extrêmes droites contemporaines qui, depuis toujours, s’appuient sur un racisme ambiant, s’opposent aux mouvements de libération et aux discours féministes et défendent une conception essentialiste des rôles de genre. Pour exister, le fascisme doit se créer des ennemis !
On ne manquera pas non plus d’observer que c’est aussi une des causes de leur haine des syndicats qui ne distinguent aucun travailleur, ni par son origine ni par son genre. Un syndicat comme la FGTB par exemple a donné le droit de vote en son sein aux femmes et aux travailleurs immigrés bien avant que ce droit ne leur soit reconnu politiquement…
[1] Ugo Palheta, « Fascisme. Fascisation. Antifascisme », Contretemps, septembre 2020.
[2] « La société, ça n’existe pas » disait encore Margaret Thatcher.
[4] Ugo Palheta, « Crise du capitalisme et ascension du néofascisme », Contretemps, octobre 2022.
[5] Ugo Palheta, « Fascisme. Fascisation. Antifascisme », op.cit.
