Manifestation, grève : l’émasculation d’un droit par les tribunaux

Manifestation, grève : l’émasculation d’un droit par les tribunaux

Allons faire un petit tour en Géorgie, l’ex-république soviétique du Caucase. La situation politique y vaut le détour, même pour des voyageurs habitués aux complexités institutionnelles belges.

Il y a eu là-bas, en octobre dernier, des élections législatives que la plupart des observateurs considèrent comme truquées, et qui ont d’ailleurs mis dans la rue des milliers de Géorgiens. De ces élections (je résume à très gros traits), est sorti le nom d’un président anti-européen soutenu par un milliardaire local. Le nouveau président a annoncé vouloir suspendre les négociations pour l’entrée du pays dans l’Union européenne alors que, selon les sondages, 80 % des électeurs le souhaitent. Les manifestants sont donc ressortis de plus belle dans la rue et le nouveau pouvoir a sévi. Une série de décrets ont été promulgués, sanctionnant les protestataires. Ainsi, la justice pourra condamner les participants à un blocage de route si la police « estime que les manifestants n’étaient pas en nombre suffisant pour justifier le blocage ». L’amende égale cinq mois de salaire.

Fin du voyage. C’est loin bien sûr, la Géorgie. Mais quand il s’agit de mettre en cause les droits démocratiques, par les temps qui courent, les lointains extrêmes sont de plus en plus proches.

La justice en action anti-collective

Les pouvoirs, politiques ou économiques, n’ont jamais apprécié les protestations, grèves, manifestations ou toute autre action de ce genre. Même dans les démocraties avérées, dont le fonctionnement repose sur l’opposition des points de vue. Et, depuis les années quatre-vingt, les observateurs notent que la vis est en train de se resserrer au moins dans un domaine : celui des relations sociales et de l’action syndicale.

Chez nous, le dernier exemple en date n’en est qu’une confirmation, plus inquiétante encore parce qu’elle se situe au plan européen, celui de la Cour européenne des Droits de l’Homme.

C’est l’affaire dite du « pont de Cheratte ». Le 19 octobre 2015, dans le cadre d’une journée de grève nationale, des militants FGTB (parmi eux, le président du syndicat Thierry Bodson) finissent par monter sur l’autoroute Liège-Aix. Le trafic est interrompu. Toutes les personnes identifiées seront condamnées pénalement à des peines de prison (avec sursis) et/ou des amendes. En première instance puis en appel. La Cour de Cassation n’y trouvera rien à redire, non plus que la CEDH en ce mois de janvier 2025.

Assez classique en tant qu’action syndicale, l’affaire était survenue dans un contexte particulier. D’abord, au plan national, la journée d’action avait été un succès ce qui, pour le pouvoir politique de l’époque, était en soi inquiétant : qu’on soit ministre ou patron, rien ne vaut une protestation maigrichonne, et ce n’était pas le cas cette fois-là.

D’autres éléments s’étaient mêlés à l’événement, pour en perturber lourdement la perception dans l’opinion et donner un air moral aux sanctions. Ainsi, on avait mis sur le compte des embouteillages le décès d’une patiente emmenée aux urgences d’un hôpital par une ambulance. On avait accusé les protestataires d’avoir brûlé des palettes en bois sur le viaduc, ce qui aurait pu faire fondre l’asphalte et fragiliser le pont. Deux « événements » abondamment relayés, deux événements pourtant tout à fait inexacts comme l’ont démontré les enquêtes judiciaires menées à ce sujet. Reste qu’aujourd’hui des médias continuent à parler, sans avoir l’air d’y toucher, de « la morte » du pont de Cheratte, renforçant ainsi dans le grand public l’impression d’un jugement « juste ».

Et reste que, aujourd’hui avec l’arrêt de la CEDH encore plus qu’hier, on lira dans cet ensemble de décisions que les travailleurs n’ont plus le droit de manifester leur colère sur la voie publique, sauf à accepter d’être strictement encadrés par les forces de l’ordre dans des actions se déroulant selon un plan précis fourni aux autorités et validé par elles. Que les travailleurs n’ont plus le droit de ralentir la circulation en distribuant des tracts à un rond-point. Qu’ils ne pourraient même plus, comme ce fut le cas en février 2012 chez Meister-Benelux à Sprimont, empêcher un commando payé par l’actionnaire d’emporter les machines de l’usine et ainsi liquider l’entreprise au nez et à la barbe de tous, pouvoir judiciaire compris.

La chasse à la grève

C’est, en clair, l’émasculation d’un droit par la justice. Ici, le droit de manifester. Mais ensuite potentiellement d’autres droits, comme le droit de grève qui est dans le collimateur depuis un bon bout de temps.

Depuis qu’il y a des travailleurs et des patrons, dira-t-on. Sans remonter aussi loin, rappelons qu’en Belgique, jusqu’en 1921, le travailleur pouvait certes se mettre en grève, mais sans porter préjudice aux libertés de travail et d’industrie. Ces restrictions ont disparu juste après la Première Guerre mondiale, en même temps qu’était instauré le droit de vote masculin égalitaire (un homme, une voix). C’était peut-être un remerciement après les boucheries des tranchées qui décimèrent le prolétariat. C’était surtout la conséquence des combats menés depuis le mitan du siècle précédent, qui avaient commencé à façonner un monde social un peu plus vivable, que ce soit en termes de salaires, de conditions de travail et de capacité pour les travailleurs à s’organiser et à négocier.

Les grèves, manifestations et protestations de tout ordre ont permis ces avancées et toutes celles qui ont suivi, ainsi que la mise en place des mécanismes de concertation sociale actuels. C’est dire si ces méthodes sont gênantes, puisqu’elles ont des résultats. Et cela explique que, depuis les années quatre-vingt, elles sont dans le collimateur des patrons et politiques à leur écoute.

Depuis cette époque, qui est aussi celle du renouveau de la doctrine capitaliste, les questions sociales ont commencé à revenir devant les cours et tribunaux. Non pas les juridictions sociales, nées pour régler les conflits liés à l’exécution du contrat de travail, mais les tribunaux civils classiques, qui ont une vision du droit articulée sur les libertés individuelles et non les libertés collectives.

Inverser le rapport de forces

Tous les arrêts « pont de Cheratte » s’inscrivent dans cette judiciarisation de conflits sociaux vers les tribunaux civils. Et ça marche hélas, non seulement pour le droit de manifester mais aussi pour le droit de grève, qui est la vraie cible. Les libertés de travail et d’industrie redeviennent aux yeux des juges des droits aussi fondamentaux que le droit de grève.

Et ça marche hélas ! Bodson, s’il se fait encore choper sur une manif, pourrait perdre son sursis et donc finir en prison. Dans le cadre de son plan de franchisation, la direction de Delhaize a obtenu l’interdiction de piquets devant tous ses magasins avant même que beaucoup de ceux-ci n’aient pu s’installer. AB Inbev, en 2020, a pu menacer des grévistes de faire saisir leurs biens personnels… Les dizaines de milliers de grévistes qui se préparent à contester un gouvernement Arizona sont prévenus : le Far West est en effet de retour.

Le droit de grève est la conséquence somme tout logique du fonctionnement des entreprises dans une société capitaliste. Le contrat de travail est profondément inégalitaire, puisqu’il prévoit un lien de subordination, donc un lien hiérarchique, entre patron et travailleurs qui n’ont pas les mêmes intérêts, notamment lorsqu’il s’agit de répartir les gains de l’activité. Par la grève – qui lui coûte de l’argent alors qu’il a moins les moyens de subir une perte de revenus que son patron –, le travailleur rétablit ainsi une sorte de rapport de forces, élément-clé des relations sociales.

Cet argument du rétablissement du rapport de forces par la grève vaut aussi lorsque celle-ci est politique, c’est-à-dire lorsqu’elle vise un gouvernement. La grève devient un moyen intermédiaire de protester entre deux scrutins. Dans les deux cas, la grève est une question de démocratie, et toutes les restrictions qui lui seraient apportées sont une manière de restreindre cette démocratie, au nom d’un principe de totale liberté individuelle, assassin des règles de fonctionnement d’une société. Mais sans doute est-ce le but de tous ceux qui multiplient les procès pour faits de grève ou de manifestation…

Fabrice Jacquemart
Journaliste, retraité de Form'action André Renard |  Plus de publications

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