Depuis plusieurs semaines, l’idée d’un possible « shutdown » à Bruxelles circule, information notamment relayée par le ministre bruxellois du Budget, Dirk De Smet (Open VLD). Le shutdown est une situation de blocage, de paralysie budgétaire telle qu’elle entraînerait une crise de liquidités de la Région, la mettant dans l’incapacité de payer les salaires des fonctionnaires ou les allocations familiales, par exemple. Mais avant d’évaluer la probabilité d’un tel scénario, il convient de rappeler brièvement quelle est la situation financière de la Région bruxelloise aujourd’hui.
Lorsqu’on évoque un shutdown, on pense spontanément au modèle américain : administrations fermées et fonctionnaires non payés.
Il s’agit toutefois d’un scénario qui prend place dans le contexte spécifique des États-Unis. Le shutdown s’y produit lorsque le Congrès américain n’adopte pas à temps le budget fédéral : le gouvernement n’est alors plus légalement autorisé à engager des dépenses, ce qui entraîne la fermeture brutale de services publics (programmes d’aide alimentaire, musées, parcs), la mise au chômage technique de milliers de fonctionnaires ainsi que l’arrêt de nombreuses activités administratives (délivrance des visas, permis, subventions).
Parler de shutdown à Bruxelles n’est pas le terme le plus adéquat. En pratique, ce que risque la Région bruxelloise est une crise de liquidités. Dans un tel cas, elle ne disposerait plus de suffisamment de trésorerie pour honorer l’ensemble de ses engagements et devrait alors prioriser ses dépenses ou solliciter l’aide financière d’un autre niveau de pouvoir. Même sans vote du budget, les services publics et les administrations bruxelloises continuent de fonctionner grâce au système des douzièmes provisoires, qui permet une continuité minimale des activités avec toutefois une capacité d’action et d’initiative limitée.
Un gouvernement des douzièmes provisoires
La Région bruxelloise est dépourvue de gouvernement depuis les élections de juin 2024, pulvérisant le précédent record (fédéral) belge et mondial de 541 jours. L’absence de gouvernement empêche la Région bruxelloise de se doter d’un vrai budget. Un budget constitue avant tout un outil de prévision qui permet de définir une trajectoire stratégique pluriannuelle afin de planifier les dépenses et les investissements, et d’anticiper les recettes pour pouvoir mener des projets à long terme (infrastructures, politiques sociales, transition énergétique, etc.). Un budget est donc éminemment politique.
Depuis le 1er janvier 2025, la Région fonctionne sous le régime des douzièmes provisoires. Concrètement, pour chaque trimestre, le Parlement bruxellois adopte des crédits équivalents à 3/12ème du budget 2024. Ces crédits constituent le plafond des dépenses autorisées pour le gouvernement et les administrations. En théorie, les transferts entre programmes budgétaires – à savoir diminuer une ligne (par exemple, le budget mobilité) pour en augmenter une autre (par exemple, le budget logement) – sont interdits. En pratique, cette règle devient difficile à maintenir. En effet, le budget 2024 qui sert de référence jusqu’à maintenant a été élaboré en octobre 2023. Ainsi, l’année 2026 risque de débuter sur base d’un budget âgé d’environ 30 mois. Or, entretemps, les besoins ont changé et l’inflation, les indexations salariales et la hausse des charges de la dette ont évolué à la hausse, ce qui rend de moins en moins soutenable le strict respect des douzièmes provisoires. La réalité bruxelloise de 2023 n’est plus la même que 2026. Le mécanisme des douzièmes provisoires ne permet donc pas d’avoir une vision claire du déficit pour 2025 ni de prévoir les années à venir.
La situation financière bruxelloise actuelle
Un indicateur important de la santé financière d’une entité est le ratio entre la dette et les recettes. Or, depuis 2018, le déficit de la Région bruxelloise s’est creusé. Les recettes sont restées stables tandis que les dépenses ont augmenté fortement, notamment via d’importants investissements en mobilité, une masse salariale atteignant 1,8 milliard d’euros ou encore un doublement des dépenses de fonctionnement[1] désormais proches d’un milliard d’euros.
Fin 2024, le déficit atteignait 1,65 milliard d’euros, ce qui signifie que la Région dépensait 25 % de plus que ses recettes. La dette dépassait alors 15,6 milliards d’euros, soit une hausse de 2,3 milliards par rapport à 2023 (+17,5 %) et de 6,8 milliards par rapport à 2020 (+76,7 %). Le ratio dette/recettes s’élevait à 254 % en 2024[2]. Cela signifie que si l’entièreté du budget était consacrée à rembourser la dette, il faudrait deux ans et demi à la Région pour rembourser sa dette. Or, sans gouvernement de plein exercice et sous douzièmes provisoires, il est impossible de réaliser des économies structurelles. La plupart des dépenses régionales étant récurrentes, le déficit ne se réduit pas significativement malgré l’arrêt de certains projets.
Les recettes de la Région bruxelloises sont, pour une partie, fiscales (parts de l’impôt des personnes physiques, droits de successions, droits d’enregistrement, etc.) et, pour l’autre, issues de dotations de l’État fédéral. La Région bruxelloise se finance également sur les marchés financiers à travers des emprunts. Un indicateur de la confiance des marchés est entre autres la notation de la dette régionale par Standard & Poor’s. Jusqu’au 22 mars 2024, elle était évaluée à AA- (avec perspective négative) avant d’être abaissée à A+. Depuis juin 2025, la Région bruxelloise est notée A avec perspective négative, l’agence américaine de notation ayant choisi de ne pas dégrader la note financière de la région en octobre. Mais depuis quelques semaines la Région a de plus en plus difficile à se financer sur les marchés.
Cette situation produit des effets immédiats. Les intérêts des emprunts (leur coût) ne cessent de croître : 330 millions d’euros en 2024, 415 millions en 2025, et probablement 500 millions en 2026[3]. En effet, plus la dette grossit et plus la méfiance des marchés est grande, plus il devient coûteux de se financer. Il est très plausible qu’à court terme, 10 % des recettes régionales soient consacrées aux seuls intérêts de la dette.
Quelle probabilité d’un shutdown bruxellois et comment en sortir ?
Pour que cette situation survienne, il faudrait que les banques et les marchés refusent de continuer à prêter à la Région. Certains signaux peuvent nourrir cette inquiétude, comme la rupture de la ligne de crédit de Belfius envers la Région. Une nouvelle dégradation par Standard & Poor’s en décembre pourrait également entamer davantage la confiance des investisseurs étrangers et des marchés financiers.
Le début d’année est généralement synonyme de dépenses importantes tandis que les recettes arrivent vers la fin de l’année. Le déficit élevé a fort entamé les réserves de trésorerie si bien que la Région bruxelloise pourrait manquer de liquidités pour répondre à ses engagements du premier trimestre prochain. Elle pourrait emprunter sur les marchés, sans garantie que ceux-ci acceptent. Si la Région se trouvait momentanément à court de liquidités, elle ne serait plus en mesure de remplir ses engagements financiers. Elle devrait alors prioriser ses paiements. En premier lieu, elle devrait payer ses charges de dettes pour ne pas être en défaut. Viendraient ensuite les salaires du personnel ainsi que les allocations familiales des ménages. C’est donc au niveau des dépenses de fonctionnement et des subsides qu’il pourrait y avoir une absence ou un report de paiement.
Une crise de liquidités touchant une entité fédérée n’a toutefois jamais été envisagée en Belgique ni prévue par le cadre institutionnel actuel.
Si la Région ne trouve plus à emprunter sur les marchés financiers, elle devrait alors solliciter une aide financière du niveau fédéral mais plusieurs limites juridiques compliqueraient une telle intervention. La première découle du principe d’exclusivité des compétences : chaque niveau de pouvoir exerce ses propres compétences, sans possibilité pour un autre niveau de les assumer. Dès lors, sans modification de la loi spéciale de financement (LSF), l’État fédéral ne peut ni augmenter les moyens de la Région bruxelloise, ni financer lui-même ses compétences.
La loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 (LSRI) impose une autre contrainte. Son article 15 prévoit que « l’État ne garantit aucun des engagements pris par la Communauté ou par la Région ». Les travaux préparatoires précisent que l’objectif est d’éviter que les entités fédérées (les Communautés et les Régions) ne mènent une politique de dépenses déconnectée de leurs ressources propres. Les travaux préparatoires de la LSF confirment que les Communautés et les Régions contractent leurs emprunts sous leur responsabilité exclusive et ne peuvent faire appel à la garantie de l’État. On peut donc en déduire que l’Autorité fédérale ne peut en principe pas se porter garante des emprunts contractés par la Région bruxelloise.
Il serait donc nécessaire de contourner ces limites. L’État fédéral pourrait, par exemple, acquérir des titres de dette bruxelloise sans que cela ne constitue une garantie au sens de la LSRI. Ce prêt pourrait être assorti de conditions afin de respecter le principe de responsabilité financière imposé par la LSF. Concrètement, on pourrait s’inspirer du mécanisme utilisé pour la Région wallonne après les inondations : l’État fédéral emprunte aux taux habituels sur les marchés et prête ensuite aux mêmes conditions à la Région concernée. Ce dispositif permettrait à Bruxelles de disposer de liquidités pour honorer ses engagements et assurer la continuité des services publics.
Il est toutefois peu probable que le fédéral intervienne sans conditions. Celles-ci pourraient être plus ou moins strictes, et mettre à mal l’autonomie régionale. Le fédéral pourrait ainsi imposer des mesures d’assainissement budgétaire ou des réformes structurelles importantes (fusion de certains organismes ou administrations, réduction du nombre d’agents, arrêt de certains projets structurants, etc.).
Un gouvernement bruxellois pour un budget 2026
L’urgence est de parvenir à un accord budgétaire et de former un gouvernement pour sortir du système des douzièmes provisoires qui touche durement tous les secteurs et impacte les citoyens bruxellois : les services publics, les administrations, le secteur associatif, la culture, la construction, etc. Certaines structures doivent par exemple se passer de certains membres de leur personnel et procéder à des licenciements. On pourrait déjà y voir une forme de shutdown… Même si les marchés acceptent encore de prêter à la Région, le poids croissant des intérêts de la dette est bien réel et c’est là l’un des enjeux : la capacité de la Région bruxelloise à rembourser les intérêts de sa dette (ce qu’on appelle « faire rouler sa dette ») pour montrer sa fiabilité et continuer à être financée.
La probabilité d’un shutdown au sens américain (entraînant une fermeture complète de certains services publics et le non-paiement des fonctionnaires) n’est pas vraiment à l’ordre du jour même s’il est théoriquement possible. Le système institutionnel belge, bien que ne prévoyant pas expressément ce cas de figure, fournit toutefois les bases d’une solidarité entre entités fédérale et fédérées. Si cette solidarité peut exister, celle-ci aura toutefois certainement un prix, qui se traduira sans doute par des mesures strictes d’austérité budgétaire et des réformes structurelles.
[1] Les dépenses de fonctionnement regroupent les dépenses indispensables au bon fonctionnement de la Région. Il s’agit essentiellement des frais de fonctionnement administratif et technique (fournitures informatiques par exemple) ou encore les frais relatifs à l’entretien des bâtiments (consommations d’énergie et d’eau).
[2] Idem.
[3] Déclaration du Ministre bruxellois du budget Dirk De Smet en commission des Finances du 25 novembre 2025.

