DANS LES SALLES OBSCURES : « L’acier a coulé dans nos veines »

DANS LES SALLES OBSCURES : « L’acier a coulé dans nos veines »

Un film de Thierry Michel et Christine Pireaux, 105 minutes.

Le réalisateur Thierry Michel occupe depuis de nombreuses années une place importante dans le cinéma de Wallonie. Le nombre de prix et de distinctions qu’il a reçues depuis 50 ans est impressionnant. Son nouveau film, coréalisé avec Christine Pireaux, L’acier a coulé dans nos veines, est sorti en salle ce 22 janvier 2025.

Retour aux sources

Enfant du bassin carolorégien, Thierry Michel a représenté celui-ci dans ses documentaires Pays Noir, Pays Rouge puis Chronique des saisons d’acier avant de réaliser au tout début des années 1980 le seul film de fiction consacré à la grève insurrectionnelle de l’hiver 1960-61. Hiver’60 continue d’illustrer le regard que la Wallonie portait sur son passé récent dans les années 1980. Ce film est un jalon, pas seulement de notre histoire cinématographique (il montrait en effet la possibilité d’un cinéma de fiction ancré en Wallonie et ne se centrant pas sur les dominants), mais aussi de notre histoire tout court. Son plus grand mérite, c’est de rendre palpable le désespoir d’une classe, d’un peuple ayant le sentiment d’avoir lutté avec honneur mais, en définitive, d’avoir été vaincu.

Après un second film de fiction tourné au Maroc, Thierry Michel entama au début des années 1990 un cycle de plus de 15 films documentaires consacré au Zaïre puis à la République démocratique du Congo (RDC) qui s’acheva (définitivement ?) en 2022 avec L’Empire du silence. Ces réalisations ne l’empêchèrent pas de réaliser également divers documentaires au Brésil, en Somalie, en Iran et en Wallonie.

Lors de la réalisation avec Christine Pireaux en 2020 de L’École de l’impossible au Collège Saint-Martin de Seraing, les deux co-réalisateurs ont été frappés à la fois par ce qui subsistait physiquement des structures sidérurgiques désormais presque toutes à l’arrêt, et par le fait que, dans toute l’école, il n’y avait qu’un seul enfant dont le père était métallo ! C’est tout un passé, une histoire de plus de deux siècles, celle de la sidérurgie à chaud dans le bassin liégeois, qui s’effaçait ainsi du paysage et surtout des mémoires collectives.

Mémoires de vies et de solidarité

Lors d’une avant-première à Mons, Thierry Michel a présenté son film comme un moyen de lutter contre l’amnésie belge, et surtout wallonne, quant à son passé, et en particulier vis-à-vis d’un passé ouvrier qu’il désire, lui, transmettre aux générations plus jeunes.

À travers de nombreuses images – à la fois d’archives et récentes – de la démolition du haut-fourneau de Seraing, les réalisateurs donnent la parole à 17 travailleurs. C’est avec leurs mots que se matérialisent 50 années de lutte et de résistance contre des forces économiques de plus en plus éloignées (Usinor puis Arcelor puis Mittal) et un monde politique fataliste, voire résigné, quant à la pérennisation de cette activité industrielle.

Pour ces hommes, le haut-fourneau fut, dans leur vie quotidienne et en dépit de ses dangers, leur « vraie » famille. Une famille d’élection où la solidarité n’était pas juste un mot mais une réalité. On retrouve là un thème cher à Thierry Michel, celui du rapport au collectif, l’individu existant et se constituant dans son rapport à l’altérité.

Un cinéma de classe ?

Le cinéma, pourtant enfant de la révolution industrielle, a toutes les peines à représenter la classe ouvrière en tant que classe.

Bien sûr, la culture ouvrière a été et demeure une culture dominée, le cinéma de fiction aspirant à être un art et une industrie de masse, il reproduit donc souvent les cultures bourgeoises dominantes. En résumé, le cinéma de fiction est souvent un art bourgeois souvent fait par des bourgeois pour des bourgeois

En outre, le cinéma aborde généralement les destins collectifs par le biais de destinées individuelles illustratives et exemplaires. Pour prendre un exemple récent, le film « En guerre » (2018) de Stéphane Brizé raconte la lutte de travailleurs et travailleuses contre la fermeture de leur usine. Mais son fil conducteur est le destin « personnel » de Laurent Amédéo, le leader syndical à la tête de la contestation, incarné par l’acteur français Vincent Lindon.

C’est essentiellement le cinéma documentaire qui a pu (et peut) contourner ces écueils. La Wallonie étant profondément marquée par l’industrialisation, ses créateurs (ou ceux qui l’ont représentée) ont en effet depuis longtemps accordé une attention, un ancrage singulier dans ce réel, et ce tant en littérature qu’au théâtre, dans les arts picturaux et le cinéma.

Cet ancrage, cet enracinement dans un « cinéma du réel » remonte à Misère au Borinage (1933)de Storck et Ivens et à Déjà s’envole la fleur maigre (1959)de Paul Meyer. Ce cinéma se retrouve évidemment dans d’autres pays mais cette prégnance du réel y atteint rarement une telle dominance qu’en Wallonie. Et c’est par cet ancrage que peut surgir une certaine « universalité » suscitant ainsi l’empathie, voire l’identification, de la part de spectateurs et spectatrices extérieures au réel représenté.

Cycle de vie-mort

Il y a, depuis longtemps, une présence indéniable du deuil dans le cinéma de Wallonie qu’il soit de fiction ou documentaire. Sommes-nous confrontés à l’impossibilité, provisoire ou définitive, de l’acte même de transmission entre les générations ? Sans prétendre connaître tous les cinémas nationaux, je ne vois guère d’autres cinématographies où cette question se retrouve aussi fréquemment.

Est-ce dû à la disparition de la Wallonie industrielle et de la difficulté de transmettre la mémoire de celle-ci ? À l’amnésie collective (les grèves insurrectionnelles et meurtrières de 1886, 1902, 1960-61, le Congo léopoldien et plus généralement la colonisation, la résistance et la collaboration notamment celle de Léopold III, etc.) inhérente à une certaine survivance de l’État belge ? Au délitement ou démantèlement progressif de ce même État ? À la dévalorisation de l’homme dans une société où auparavant presque tout reposait sur sa force (métallurgie, verreries, mines, agriculture, etc.) ? Aux sombres faits-divers qui ont secoué la population ?

Dans L’acier a coulé dans nos veines, cette perte n’est pas niée, la reconnaissance et la prise en compte de celle-ci permet de continuer à avancer et d’envisager un futur. La mort faisant partie intégrante de la vie, ce film n’est pas funèbre, par son immense respect de tous les participants, il est aussi rempli d’optimisme, d’humour et de détermination à vivre avec dignité.

Signalons aussi la participation des camarades de la Form’action André Renard à l’élaboration de ce documentaire réussi, rendu fluide et prenant par un impressionnant travail de montage tout au long de ses 105 minutes.

Ne tardez pas à aller le voir !

Projections annoncées : https://linktr.ee/filmsdelapasserelle

Aux Grignoux à Liège jusqu’au 4 février : https://grignoux.be/fr/film/2479/lacier-a-coule-dans-nos-veines

Au Caméo à Namur jusqu’au 2 février : https://www.cinenews.be/fr/films/l-acier-a-coule-dans-nos-veines

François André
Coordinateur de la formation syndicale à l'IRW-CGSP |  Plus de publications

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