Il existe un lieu commun tenace en politique : les « extrêmes se toucheraient ». Pire, ils se « rejoindraient » pour finalement « converger » et « comploter » contre les « démocrates modérés ».
Cette argumentation revient de manière récurrente dans le discours politique contemporain, qu’il soit « centriste », « de gauche » ou « de droite » : il s’agit de la mise sur un pied d’égalité, de l’analogie ou de la comparaison opérées entre l’« extrême gauche » et l’« extrême droite ».
Les guillemets et l’italique sont importants car il s’agit bien d’ausculter des formules d’un discours ambiant. Certes, il est nécessaire de se demander quelle réalité correspond à ces associations de termes, mais l’enjeu est aussi de décoder les stratégies rhétoriques et les intentions idéologiques des discours produisant ces analogies.
« Extrémisme », « populisme », « totalitarisme » : des catégories fourre-tout
Une querelle en Belgique francophone s’est développée depuis plusieurs années autour du cordon sanitaire. Certains hommes et femmes politiques libéraux ont tenté d’élargir ce concept historique dirigé contre l’« extrême droite » en y intégrant l’« extrême gauche ». Cette dernière pâtit alors de l’aura négative de l’extrême droite qui contamine notre perception d’un « extrémisme » plus global. Cette nouvelle catégorie de l’« extrémisme » (« de gauche comme de droite ») unirait des réalités présentées comme communes ou analogues.
Leur argumentation s’organise autour d’au moins trois grandes idées directrices :
- les valeurs démocratiques seraient mises à mal, de la même manière, par ces deux tendances idéologiques « extrêmes » jugées « tout aussi dangereuses » ;
- une logique « populiste », et donc « simplificatrice », y serait conjointement à l’œuvre ;
- un héritage des régimes « totalitaires » rendrait impossible leur intégration au modèle démocratique.
Autant de termes fortement chargés, destinés à rejeter a priori toute discussion avec celles et ceux qu’ils désignent. Il s’agit surtout de transposer l’intransigeance de l’antifascisme (qui lutte et ne dialogue pas avec l’extrême droite) vers les militants d’extrême gauche (qui sont paradoxalement souvent liés à l’antifascisme).
Quoi qu’il en soit, ce rapprochement est absolument questionnant et il convient d’interroger l’imaginaire qui le sous-tend. De la même manière, il importe de ne pas accepter a priori des catégories aussi affectives qu’obsessionnelles dans le discours politique.
Des « extrêmes » éloignés ou rapprochés ?
Attardons-nous dans un premier temps sur deux lectures antithétiques des « extrêmes » en politique : d’une part, celle qui analyse ces « extrêmes » comme deux polarités marginales et opposées au sein du champ politique ; d’autre part, celle qui les rapproche dans une vision circulaire de ce champ (« finalement, les extrêmes se rejoignent »).
Les analyses politiques rapides ont pris l’habitude de classer le champ politique en fonction de la dualité gauche/droite. Selon cette lecture caricaturale, les « extrémismes » ainsi nommés se placeraient sur les marges opposées d’une ligne dont le centre de gravité serait le « centre ». Cette conception linéaire du panorama politique amènerait intuitivement à postuler une différence radicale entre ces deux « extrêmes ».
Malgré la rapidité de ce type d’analyse dual, de nombreux événements historiques vont dans le sens d’une différenciation fondamentale entre l’« extrême gauche » et l’« extrême droite » : résistance communiste contre le nazisme, Unité populaire chilienne, Front populaire durant la Guerre d’Espagne, anticolonialisme de la gauche anticapitaliste, antifascisme du Parti communiste italien et de son dirigeant, Antonio Gramsci, persécuté et enfermé par le fascisme mussolinien… À considérer du moins que tous ces exemples de résistance contre les fascismes et les droites réactionnaires relèvent de l’« extrémisme » (de gauche) ainsi nommé.
A contrario, une appréhension circulaire de ce même panorama politique soutient que, finalement, les « extrêmes » se rejoindraient.
Ce « bon sens géométrique » circulaire a bien été analysé – et déconstruit – par Constantin Brissaud (avril 2019). Il montre l’histoire longue de cette perception. C’est au moins à la Révolution française qu’il faut remonter, moment où la position antirévolutionnaire se fonde sur le discours de l’« extrême » pour qualifier les révolutionnaires les plus radicaux (donc égalitaristes et républicains). Ceux-ci risqueraient, toujours selon cet étrange discours, de rejoindre une autre position extrême, celle du royaliste « ultra ». Aussi surprenante que puisse paraitre cette première analogie entre révolutionnaires radicaux et royalistes ultras, on en relèvera une autre, tout aussi contre-intuitive : en Belgique, les libéraux progressistes de la fin du XIXe siècle étaient associés à l’« extrême gauche » (voir ci-dessous), preuve que chaque période historique a son lot d’« extrémistes » les plus insolites.
Pour sa part, le peuple, considéré comme tout particulièrement réceptif aux discours « simplistes » de ces « extrémistes », devrait selon la logique des « démocrates modérés » être cadré vers la voie du juste milieu. Une opposition de vue sous-tend ces catégories simplistes : d’une part, les « démocrates modérés » se présentent comme les garants d’une raison politique mesurée et sont dès lors associés par leurs adversaires à une mollesse acceptant sans difficulté un statu quo (par pragmatisme). À l’inverse, les « extrémistes » ne troqueraient pas leur radicalité au nom du pragmatisme, ce qui leur vaut d’être considérés comme hostiles aux valeurs démocratiques de dialogue et de compromis.
Ce sont les années d’après-guerre qui ont normalisé, a posteriori, le rapprochement entre « extrême gauche » et « extrême droite ». La critique du totalitarisme et de la propagande y est pour beaucoup. C’est l’argumentaire de l’analogie entre nazisme et communisme, plus précisément entre les logiques concentrationnaires d’Hitler et de Staline, qui soutient cette lecture.
À propos de ce lexique de l’« extrémité » et de l’« extrémisme », notre usage des guillemets ne traduit pas seulement une prudence visant à mettre ces discours à distance. Il marque surtout la persistance d’un problème théorique et terminologique profond.
Un discours analogique contre une diversité politologique
L’instauration de ces catégories englobantes et duales (« extrémistes » versus « modérés », « populistes » versus « démocrates », « radicaux » versus « partisans du juste milieu et de la nuance ») va de pair avec un brouillage des repères idéologiques.
Prenons quelques exemples contemporains et locaux de ce brouillage : Vooruit a délaissé l’étiquette « socialiste » ; Les Engagés ne se revendiquent plus directement comme « catholiques » ; Le nom de parti Défi ne traduit aucune couleur politique claire ; etc. Parti Socialiste et Ecolo sont en pleine mue, nous dit-on.
La chose est encore plus vraie en France : Les Républicains, La République en marche, Renaissance, Le Mouvement Démocrate… Difficile d’identifier précisément un ancrage idéologique sans plonger au cœur des programmes de ces partis (qui restent, eux, bel et bien situés et orientés).
Dans cette dilution de l’idéologique, l’affirmation trop nette et explicite de ce que l’on est expose à l’accusation d’« extrémisme ». En effet, dire son idéologie devient presque un acte considéré comme dogmatique face à la « nuance » du centre. Or, cette prétendue nuance est une désidéologisation d’enjeux politiques et de décisions qui sont pourtant bel et bien idéologiques. Brandir la « modération nuancée » face à une réalité (économique et sociale) d’une violence parfois « extrême » revient bien à poser des choix idéologiques et potentiellement dogmatiques.
Ainsi, dire qu’un parti est « extrémiste », « populiste », « radical » ou à l’inverse « démocratique », « nuancé » ou « modéré », c’est instituer des catégories que l’on peut opposer sur le plan moral. Plus important encore, ces catégories associent des affects contenus dans des mots. Ces affects sont le fruit de l’utilisation d’un langage fortement connoté, c’est-à-dire de termes chargés que l’on reçoit presque comme des insultes ou, à l’inverse, comme des garanties de bonne conduite.
Notons que les qualificatifs d’« extrémiste » ou de « populiste » sont rarement assumés et endossés par les partis eux-mêmes mais qu’ils sont utilisés pour disqualifier l’adversaire. Ne plus dire l’idéologie sensée définir un parti de manière positive mais le situer dans une catégorie comme celle d’« extrémisme » est une façon de détourner le débat des idéologies au profit de la morale.
En outre, la nuance (pourtant glorifiée par nombre de dirigeants s’autoproclament « modérés ») n’est plus possible dans cette moralisation englobante.
Qu’est-ce qui distingue le socialisme révolutionnaire, le socialisme réformiste et la social-démocratie ? Qu’est-ce qui confronte radicalement le marxisme antistalinien, l’anarcho-syndicalisme et le communisme orthodoxe ? Qu’est-ce qui oppose le libéralisme philosophique au conservatisme raciste d’une droite réactionnaire ?
Voilà autant de questionnements pertinents qu’empêche la classification morale entre « bons modérés » et « méchants extrémistes ».
Disqualifier l’autre comme « extrémiste », hors contexte
Plus problématique encore, l’analogie sans distinction entre tous les « extrémismes » dissimule bien souvent la réalité d’un contexte historique pourtant capital pour comprendre l’émergence des « extrémismes » politiques.
En effet, ce sont bien souvent les contradictions d’un contexte social, politique et historique qui engendrent des prises de position jugées « extrémistes » ou « radicales », face à la violence d’un pouvoir ou face à une situation économique ou politique perçue comme violente et dominatrice (voir à ce propos le qualificatif récurrent concernant l’« extrême pauvreté »). Rappelons que le terme « radical » (historiquement moins connoté mais de plus en plus associé à l’ « islamisme radical ») signifie « à la racine » (« radix »en latin). Dans ce cas, il s’agit de respecter une idéologie à la lettre que l’on ne travestit pas. Or cette radicalité est toujours historique ; elle s’inscrit dans un contexte qui la définit comme telle, voire qui la produit.
Julien Dohet et Jean Faniel ont publié un article montrant que les « libéraux progressistes » furent, au XIXe siècle, qualifiés d’« extrême gauche ». Rien de bien extrémiste pourtant dans leurs revendications (libre-échange, respect démocratique et enseignement obligatoire), mais leurs adversaires « doctrinaires » et « catholiques » se percevaient comme le pouvoir légitime. Ce pouvoir devait perpétuer des inégalités et des privilèges que les libéraux progressistes voulaient déconstruire. Parlerait-on aujourd’hui de cette « droite réactionnaire » catholique comme d’une « extrême droite » ?
Voici la preuve de l’inscription toujours historique des qualifications d’« extrémisme ». La charte de Quaregnon constituant les fondements du Parti ouvrier belge (ancêtre du Parti socialiste) en 1894 peut paraître bien « extrémiste » aujourd’hui. Pourtant, elle est le fruit des durs affrontements entre classes sociales qui ont provoqué un nombre considérable de morts dans les rangs ouvriers.
À chaque époque de crise, on trouve son lot d’« extrémistes »[1]. Au-dessus d’eux s’élèverait, hors de la mêlée, l’homme politique providentiel, éclairé et modéré. Guidé par la raison du juste milieu politique, il incarnerait tout ce qui serait bon pour ses sujets, il régenterait et délibèrerait, jugerait les excès.
Tout comme les « extrémistes » d’hier (révolutionnaires républicains, socialistes du Parti ouvrier belge, laïcs, pacifistes, résistants communistes ou encore libéraux progressistes) peuvent devenir les « modérés » d’aujourd’hui, les « modérés » d’un jour (catholiques opposés à l’avortement, libéraux doctrinaires, patriotes militaristes, colons philanthropes et collaborateurs pragmatiques) peuvent être jugés par l’histoire comme bien extrémistes.
L’« extrême centre » : un exercice dirigiste du pouvoir
Qualifier l’autre d’« extrémiste » est finalement, et peut-être surtout, une manière de se protéger soi-même de cette même qualification.
En réaction à cette stratégie, certains ont tenté de diffuser le qualificatif d’« extrême centre » pour montrer que la posture rejetant les « extrêmes » relevait d’une autre forme d’« extrémisme », qui dissimule bien souvent un néolibéralisme décomplexé, voire un autoritarisme (voir Deneault 2016 et Serna 2019). Selon cette posture politique et cette stratégie rhétorique, qui a pris diverses facettes au cours de l’histoire depuis la Révolution au moins, il n’y aurait qu’une seule alternative aux grandes idéologies historiques, lesquelles seraient dépassées ou mortes.
C’est le pragmatisme d’un homme fort qui se positionne en rejet des « extrêmes » et qui n’hésite pas à renforcer le pouvoir exécutif au détriment de la démocratie législative. Lorsqu’ils usent de leur droit d’opposition, les parlementaires faisant vivre ce pouvoir législatif sont alors supposés soumis aux extrêmes, de gauche ou de droite ; ils ne comprendraient rien à la bonne gestion du pouvoir (on voit ici tout l’imaginaire paternaliste et autoritaire de l’« extrême centre »). L’exemple des motions de censure soumises ou votées par les parlementaires français en opposition aux multiples usages de l’article 49.3 de la Constitution française[2] (un outil symbolisant cet exécutif autoritaire) est souvent invoqué comme la preuve de la convergence des « extrêmes ». Celles-ci saboteraient le travail des « loyaux démocrates » agissant au service de l’intérêt public (on laissera juger de l’intérêt public de l’austérité française).
Dans sa variante moderne, l’« extrême centre » prend la forme de la « modération capitaliste » (c’est un oxymore) qui permettrait d’éviter le retour des « totalitarismes » (terme galvaudé et dont la complexité reste incommensurable).
C’est la fameuse « troisième voie » prônée depuis le philosophe français Raymond Aron. Cette « troisième voie » a souvent donné lieu à une politique conservatrice, bien plus libre-échangiste que redistributive, voire sécuritaire – on aura à ce propos à l’esprit l’exemple archétypal du président français Emmanuel Macron et de son actuel Premier ministre François Bayrou[3], deux figures d’un « centre » bien situé.
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Finalement, découper l’échiquier politique selon deux camps antagonistes (les « modérés » versus les « extrémistes » plutôt que la traditionnelle classification « gauche » versus « droite ») est aussi une manière d’occulter les rapprochements pouvant s’opérer entre chacun des deux « camps » : les « modérés » de droite peuvent très bien cohabiter avec les « extrémistes » de cette même droite.
Les transferts d’un parti à l’autre, l’obsession des mêmes thématiques, la diffusion de celles-ci dans le débat public ainsi que les alliances politiques forment la face visible d’une réalité plus profonde : l’appartenance à une potentielle culture commune ou à un imaginaire idéologique commun. La proximité idéologique qui peut caractériser certains « modérés » et certains « extrémistes » rapproche parfois au sein d’une même partie de l’échiquier politique. Les proximités peuvent se dessiner subtilement et progressivement derrière les étiquettes stéréotypées d’« extrémiste » et de « démocrate ». C’est la preuve que ces qualificatifs ne tiennent pas face aux évolutions de la vie politique. Du moins ils ne désignent pas des réalités immuables, de façon absolue et intemporelle.
Bibliographie
Backes, Uwe. 2011. Les Extrêmes politiques. Une histoire du terme et du concept de l’Antiquité à nos jours. Paris : Cerf.
Bégaudeau, François. 2021. Notre joie. Paris : Fayard.
Brissaud, Constantin. Avril 2019. « Les extrêmes se rejoignent ». In Le Monde Diplomatique. P. 14-15.
Deneault, Alain. 2016. Politiques de l’extrême centre. Montréal : Lux.
Deneulat, Alain. Novembre 2024. « Le vrai visage de l’extrême centre ». In Le Monde Diplomatique. P. 20.
Dohet, Julien et Faniel, Jean. 2012. « La gauche “extrême” en Belgique : du Parti libéral à la gauche anticapitaliste ». In Biard, Michel et alii. « Extrêmes » ? Rennes : PUR. P. 131-143.
Franck, Thomas. 2020. « Stalinisme n’est pas communisme ». In Aide-mémoire. N°91.
Serna, Pierre. L’extrême centre ou le poison français. Ceyzerieu : Champ Vallon.
[1] On ne peut nier l’usage récurrent de ce terme pour qualifier le terrorisme islamiste. Nous n’entrerons pas dans une analyse de ce phénomène complexe. Nous préférons nous cantonner aux acteurs politiques et aux qualifications qu’ils préconisent l’un par rapport à l’autre.
[2] « Le premier ministre peut, après délibération du conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session. »
Concrètement, lorsque les débats s’enlisent à l’Assemblée nationale ou si le gouvernement veut faire passer une loi en urgence, ce dernier peut alors décider seul de l’adoption d’une loi sans passer par le Parlement, mais seulement une fois par session parlementaire pour un autre projet de loi.
[3] Il est à noter que l’homme politique a adopté la rhétorique de l’extrême droite à propos des questions migratoires : la métaphore de la « submersion », également reprise par le député libéral Denis Ducarme en Belgique, se développe et se banalise de plus en plus dans les discours politiques de droite.
