Compte-rendu critique et analyse
La Haine des fonctionnaires est une enquête sociologique fouillée parue aux Éditions Amsterdam en 2024. Cette enquête, dont nous proposons de rendre compte, est une entreprise de destruction. Destruction des lieux communs, des idées reçues, des violences et des stéréotypes prononcés à l’encontre des fonctionnaires. Contre le mythe du secrétaire planqué, de l’infirmière malade, du prof pantouflard, de l’administrative rigide, Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier nous montrent des travailleurs et des travailleuses souvent fatigués et déconsidérés mais dévoués à leur tâche.
Dans le même temps, l’essai n’est pas naïf, il expose la haine produite dans les discours, celle des dominants soucieux de démanteler la fonction publique, mais aussi celle des usagers, issus ou non des classes populaires, disqualifiant le travail d’individus qui ne gagnent parfois qu’un peu plus du SMIC ou dont le salaire n’est pas négociable. Si le livre concerne le contexte français, de nombreux constats et analyses peuvent être étendus aux différents États d’Europe occidentale, dont la Belgique. Le projet de déconstruction du statut de fonctionnaire par le nouveau gouvernement MR-Engagés (2024) en est une illustration. Comme nous le verrons, d’autres observations à propos du champ politique français mériteraient quant à elles une enquête complémentaire afin de montrer la singularité du contexte belge.
Une diversité derrière l’étiquette
Parler « des » fonctionnaires présuppose qu’ils et elles forment un groupe homogène. Or, l’ouvrage démontre qu’il existe une extrême diversité dissimulée derrière un terme très vague et fourre-tout. Cette diversité va des travailleurs des classes populaires (aides-soignantes, ouvrières de voirie, égoutiers, policiers, jardiniers, agents pénitentiaires…) en passant par la petite-bourgeoisie (enseignantes, administratifs, médecins, inspectrices de l’agriculture, chercheuses…) et jusqu’à une noblesse d’État (hauts fonctionnaires). En ce qui concerne cette « noblesse d’État », la formule est typiquement française. Elle s’applique nettement moins facilement au contexte belge qui souffre certes lui aussi, mais à sa manière, de mécanismes de reproduction sociale. Le système des concours et des hautes écoles est une singularité française. En revanche, les multiples va-et-vient entre fonction publique et secteur privé opérés par une élite de fonctionnaires devenus gestionnaires (diplômés des « business school ») s’appliquent aux autres États nationaux.
Même sur le plan des idées et des pratiques, chaque profession liée à la fonction publique a ses contradictions : de la zélée au compatissant, des masculinistes aux féministes, du syndiqué à l’individualiste, la fonction publique est le reflet de la société et de ses antagonismes. Il ne faudrait par ailleurs pas oublier les contractuels du public, qui sans être réellement des fonctionnaires – ils n’en ont pas le statut –, effectuent des tâches dévolues à la fonction publique tout en évoluant dans un précariat organisé et financé par l’État (des enseignants contractuels, des accompagnatrices d’école, des cuisiniers, des agentes d’entretien, des gestionnaires dans les ministères, des agents administratifs, etc.).
Dans le travail de déconstruction des préjugés, les chiffres comptent (de nouveau, ils s’appliquent au cas français mais illustrent la nécessité d’une étude analogue concernant le cas belge) :
- les enseignants sont les moins absents – seulement 3 % contre 4,4 % des salariés du privé ;
- les salariés du secteur hospitalier public subissent davantage de réorganisation de leur travail – 21 % contre 14 % dans le privé ;
- les impôts financent à une faible hauteur les fonctionnaires, proportionnellement aux autres charges – 10 % pour l’éducation, qui finance aussi l’enseignement privé, par rapport à 57 % pour la protection sociale, avec des professions libérales financées, 5 % pour les infrastructures, comptant également des « privatisations » d’argent public pour la gestion des réseaux, et tout de même 3 % pour les intérêts privés de la dette.
L’argent public finance donc fortement le secteur privé, par le biais de subsides, d’avantages financiers, de déductions fiscales, de services au profit des entreprises (comme l’entretien de certains réseaux), de réparations (comme celle des routes que leurs camions dégradent) ou encore de rémunérations indirectes (comme l’externalisation de services, principalement de nettoyage, de consultance ou de webmaster).
Une noblesse managériale d’État contre l’État
Comme nous l’avons déjà suggéré plus haut, on ne peut parler de la fonction publique sans évoquer les cadres qui adoptent depuis plusieurs décennies les stratégies managériales du privé (voir également Guenoun et Matyjasik 2019). Les auteurs appellent ces cadres de la fonction publique la « noblesse managériale privée-publique » à la suite du sociologue français Pierre Bourdieu (1989). Elle aurait pour mission de « rationaliser » et « simplifier » la fonction publique – entendons « la définancer » – tout en pressurisant le travail, les services et le personnel.
Les services sont le plus souvent dégradés et diminués au profit d’une « digitalisation », d’une « dématérialisation » et d’une « modernisation ». Cette modernisation s’opère toujours au nom d’un « changement » auquel s’opposeraient les partisans de l’inertie (syndicats en tête). Autant de termes cache-sexe, auxquels il convient d’ajouter la « simplification administrative », au service d’une gestion néolibérale de l’État. Cette gestion entend vider la structure publique de toute sa substance et la déposséder de l’intérêt général qu’elle est censée mettre en œuvre.
Il est à noter que l’ouvrage ne verse pas dans l’anti-élitisme primaire et qu’il montre la polarité à l’œuvre entre certains énarques devenus hauts fonctionnaires au service de l’État et convaincus de leurs missions publiques (une noblesse publique) et une minorité de cadres très haut placés oscillant, par opportunisme et avec leur idéologie de classe, entre le privé et le public (une noblesse privée-publique). La fidélité de cette noblesse privée-publique à l’État est nettement moins claire que celle de la noblesse publique. Les aller-retours entre privé et public rendent possible l’importation des recettes libérales les plus dures. Sans parler des conflits d’intérêts. On est loin du bien commun. Hors de tout mérite, ce sont bien souvent des attitudes, des gestes et des manières d’être hérités ainsi que des réseaux de classe qui permettent à cette noblesse managériale de se reproduire. En Belgique, le cas de Chris Peeters, devenu patron de Bpost après de nombreux passages dans le privé, est illustratif mais non unique. Son « plan de transformation », fait de « rightsizing » (« redimensionnement ») au service d’un « business d’avenir », résonne avec le jargon managérial à la franglaise.
Le langage de cette noblesse privée-publique est d’ailleurs analysé par les auteurs de La Haine des fonctionnaires conjointement aux pratiques de consultance. Le jargon de cette caste est fait d’un mélange de langue de coton et de lieux communs anglophones (plutôt globish) inscrits dans l’imaginaire de l’État « start-up » et de la modernisation par les « self made men » n’ayant pas peur de prendre leurs « responsabilités ».
« Trop de fonctionnaires » ?
Le discours social ne cesse de répéter qu’il y aurait trop de fonctionnaires. Suivant un tel discours, l’excès serait dû à la conviction que ce sont des perceptions démesurées d’impôts qui rétribuent des agents trop nombreux. Or, nous venons de voir que la chose n’est pas totalement vraie en ce qui concerne la part de l’impôt dévolue aux salaires publics. Cette idéologie voile en outre les nombreuses rétributions du privé par l’État. Et, paradoxalement, ce discours est souvent tenu par les mêmes personnes s’indignant de la médiocrité des services, médiocrité liée au (dé)financement, au manque de moyens et à la quantité insuffisante de personnel dans la fonction publique. Les réclamations des citoyens se feraient alors de plus en plus nombreuses. Ces réclamations confortent le néolibéralisme des décideurs, c’est-à-dire ce mode de gouvernance qui préfère déléguer l’administration aux « experts », avec privatisation des services, plutôt que respecter la souveraineté populaire et la gestion étatisée et collective des affaires publiques. Pourtant, c’est précisément ce fonctionnement néolibéral qui est responsable du mécontentement généralisé.
Un gouvernement comme celui dirigé par le MR et Les Engagés depuis 2024 en est un exemple archétypal. Il a créé un site de délation-contestation sous le nom de domaine simplifions.be. Ce site, motivé par un « choc de simplification », est destiné à lutter contre les « démarches administratives redondantes, inefficaces ou absurdes ». Cette idéologie de la simplification administrative, au fondement du néolibéralisme, débouche en réalité sur une complexification : complexification des contacts, complexification des démarches de plus en plus à charge du citoyen, complexification de l’organisation du travail par manque de personnel, etc. En outre, la volonté de ce même gouvernement de mettre à mal le statut de fonctionnaire hérité de la loi Camu (2 octobre 1937) est une preuve de la réouverture d’un combat idéologique. Historiquement, ce statut est mis sur pied (par un libéral) pour lutter contre le risque de corruption et de clientélisme d’une extrême droite de plus en plus menaçante et pour garantir davantage de démocratie et d’égalité dans l’accès à la fonction publique. Cet accès est jusqu’alors réservé à la haute bourgeoisie. Le statut de fonctionnaire n’est donc pas, en Belgique, un privilège (c’est tout le contraire) mais une protection et une garantie du bien collectif.
En France, c’est la volonté de couvrir l’ensemble du territoire national qui a poussé l’État à fournir des fonctionnaires décentralisés ; c’est donc également un souci d’accès égalitaire à la démocratie et à ses services. Par conséquent, la croissance démographique et l’émergence de nouveaux besoins nécessitent forcément la création de services publics pour la population (par exemple, la question de savoir si la fourniture d’une bonne connexion Internet relève d’un service essentiel qui doit être rendu accessible à tous les citoyens). Il semble donc en fait plus logique d’augmenter le nombre de fonctionnaires, ce que la France a fait au XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Cependant, à la fin du XXe siècle et dans un antiétatisme ambiant, c’est l’avènement de règles financières limitant l’intervention publique qui transforme la donne, notamment l’imposition des normes comptables européennes. Certaines professions – parfois très rentables – sont d’ailleurs privatisées, comme les postiers, les bagagistes d’aéroport, les agents de télécommunication, les conseillères en énergie ou les employées de banque. La Belgique est à ce titre autant touchée que la France et ce ne sont pas que les gouvernements et ministères libéraux qui en sont responsables – voir CRISP 2023 à propos des vagues de privatisation dans les années 1990 et Hudon 2024 concernant l’antinomie d’une cotation en bourse des entreprises publiques.
Mieux encore, l’État recourt désormais à des organismes privés, qu’il rétribue grassement, pour effectuer le travail initialement dévolu aux fonctionnaires. Pensons à l’exemple significatif du bureau de consultance McKinsey, autant sollicité par la Fédération Wallonie-Bruxelles que par l’État français. Cette pratique engendre des coûts réels, bel et bien financés par des impôts, mais au profit du privé, non des fonctionnaires qui sont pourtant les experts de leur profession. Certes ce type de cabinet de consultance n’a pas de pouvoir décisionnel, mais il rend des avis (parfois de façon quasi anonyme) en prenant ainsi le rôle tacite d’une administration publique dans le conseil et la préparation des décisions collectives.
***
En guise de conclusion, l’ouvrage La Haine des fonctionnaires montre que la fonction publique n’est pas une mais plurielle. Tout comme la société dans laquelle elle s’inscrit et évolue, elle est structurée en classes sociales distinctes. Une minorité domine les autres, régit leurs modes de vie, organise (et désorganise) leur travail. Loin d’être étranger au monde de l’entreprise privée, le fonctionnaire en subit les expérimentations, les partis pris idéologiques et les injonctions économiques d’une rentabilité opposée à l’idée même de service à la population.
Sous l’apparence d’une gestion non idéologique et apolitique de l’État et au nom d’un pragmatisme économiste (pragmatisme absolument idéologique), c’est en réalité une déconstruction inscrite dans une politique d’économisme privé et de privatisation économique qui est à l’œuvre depuis les années 1980 au moins. L’Europe occidentale ne semble pas sortie de cette prison idéologique dans laquelle elle s’est enfermée et dont ses trois principales victimes sont le « petit fonctionnaire », l’usager des services à la population et les finances publiques.
Bibliographie
Bourdieu, Pierre. 1989. La noblesse d’état. Grandes écoles et esprit de corps. Paris : Minuit.
CGSP. Décembre 2018. « Le statut Camu, une barrière contre l’arbitraire ». In Tribune [en ligne].
CRISP. 2023. « Privatisation ». In Vocabulairepolitique.be [en ligne].
Gervais, Julie, Lemercier, Claire et Pelletier, Willy. 2024. La haine des fonctionnaires. Paris : Amsterdam.
Guenoun, Marcel et Matyjasik, Nicolas. 2019. En finir avec le New Public Management. Paris : IGPDE.
Hudon, Marek. 17 décembre 2024. « Proximus, bpost, à quoi sert encore l’argent public ? ». In Le Soir.
