Accord de gouvernement fédéral (partie 3/3) : « produire durable »

Accord de gouvernement fédéral (partie 3/3) : « produire durable »

Analyse de quelques éléments de discours de l’Accord de coalition fédérale (2025-2029) – volet « Environnement et Énergie »

La première partie de cette analyse a mis en évidence la métaphore du peuple en âne utilisée dans l’Accord de coalition fédérale. Le deuxième temps s’est attardé sur celle des « épaules les plus larges » qui reproduit l’imaginaire d’une classe qui soutiendrait par sa force l’ensemble de la société, certes en étant taxée sur ses plus-values. Cet imaginaire des classes dominantes comme ciment de l’économie renverse un autre imaginaire qui lui est opposé, celui qui analyse le mode de production capitaliste comme un système inégalitaire reposant sur le travail physique et les épaules des travailleurs. 

Dans cette troisième et dernière partie, il sera question d’une autre transformation de la perception des classes dominantes. Celles-ci sont en effet perçues, dans l’Accord de coalition fédérale, comme les porteuses de la « transition durable » (une dizaine d’occurrences). Cette formule idéologique est un mix de deux autres : « transition verte » et « développement durable » (voir le travail de Fressoz 2024 à propos du mythe de la « transition énergétique »). L’insistance sur les « investissements verts », l’« innovation » et les « secteurs stratégiques » (pas loin de cent cinquante occurrences du lexique de la « stratégie »), à côté de l’injonction au « productivisme » (une cinquantaine d’occurrences) et à la « réindustrialisation », s’inscrivent dans l’idéologie du « capitalisme vert ».

1. Soutenir le « capitalisme vert »

L’association entre innovation technique et durabilité est désormais classique dans le jargon du « capitalisme vert » : les détenteurs de capitaux, soutenus par des représentants politiques qui leur sont inféodés, misent sur le technosolutionnisme, sur les énergies « renouvelables » et « décarbonées » pour répondre au déficit de croissance.

S’ajoute à cette croyance le discours de la résilience (plus d’une trentaine d’occurrences). Il suffirait de « tenir bon » pour que les choses s’améliorent, sans remettre en question les paradigmes productiviste, industriel et mercantile pourtant difficilement conciliables avec le discours de réduction des émissions de gaz à effet de serre. 

Au contraire, l’Accord de coalition fédérale défend abondamment le productivisme au profit d’une réindustrialisation. La pollution massive que ces deux paradigmes représentent serait alors contrebalancée par des « investissements verts » et de l’« innovation technologique ».

Il est évident que ce discours est une façade et qu’il vise surtout à soutenir le secteur privé, les entreprises qui se tournent désormais vers le « renouvelable » pour assouvir une bonne conscience qui ne solutionnera en rien la crise environnementale et climatique. Dans les formules « capitalisme vert » ou « croissance verte », il est sans doute opportun de n’en retenir que le premier terme. Nelo Magalhaes (2021 et 2024) a d’ailleurs montré en quoi ces investissements dits « verts » étaient au fondement du principe capitaliste. Il s’agit d’une forme de capital fixe destiné à soutenir toute l’infrastructure industrielle, organisée autour des infrastructures bétonnières (parmi les plus polluantes) : voitures électriques, aviation hydrogène, mines et entreprises de la tech, centrales, infrastructures numériques (dont la 6G), e-commerce, etc. On peut bien entendu ajouter l’infrastructure sidérurgique à l’infrastructure bétonnière, toutes deux consommant une quantité considérable (parfois croissante) de charbon (nous renvoyons à Franck 2025 concernant cette thématique).

Il suffit d’explorer quelque peu ce que le gouvernement entend derrière les étiquettes empreintes de greenwashing telles que « transition durable », « investissements propres » et « secteurs stratégiques essentiels » : « la défense, l’aéronautique, le spatial ou l’énergie ». Cette liste de secteurs hautement polluants est d’autant plus cocasse que le gouvernement lui-même entend par ailleurs lutter contre « les allégations trompeuses en matière de durabilité (greenwashing) ». Nous retranscrivons intégralement l’extrait tant il est interpellant de contradiction :

Le gouvernement fédéral met en place des mesures visant à mobiliser l’épargne pour financer des projets dans la transition durable. Nous déployons également une stratégie de « Sustainable finance » afin de soutenir nos entreprises et PME dans leur transition durable, en engageant un dialogue avec les acteurs du marché concernés. L’objectif est de relever les défis sociétaux auxquels nous sommes confrontés, tels que le changement climatique, la numérisation et les enjeux géopolitiques. La politique d’investissement public vise à stimuler une croissance économique générant des bénéfices sociétaux à long terme. Elle met aussi l’accent sur des investissements propres dans des secteurs stratégiques essentiels pour la politique fédérale, tels que la défense, l’aéronautique, le spatial ou l’énergie. 

On peinera à qualifier le type d’« écologie » qu’entrevoit ce gouvernement tant il se préoccupe de la rentabilité de secteurs non pas « stratégiques » mais purement « idéologiques » et soutenant un modèle antithétique au souci environnemental.

2. Une économie et une écologie foncièrement inégalitaires

Ce « capitalisme vert », soutenu par de nombreux subsides publics, se double d’une répercussion des inégalités environnementales sur les inégalités sociales (et vice versa). Ne pas pouvoir s’acheter une voiture électrique, payer des titres de transports en commun dont le prix croît sans cesse, ne pas avoir les moyens d’isoler un bien, de le doter de panneaux solaires ou louer une passoire énergétique : tous ces gestes illustrent les inégalités socioéconomiques qui sous-tendent les inégalités environnementales. Et, dans le même temps, les moins grands pollueurs sont bien souvent ceux qui ont le moins grand pouvoir d’achat (qui est un pouvoir de consommer, donc de polluer). Rappelons que la main d’œuvre prolétarienne a été déplacée dans les anciennes colonies en même temps que les mines d’extraction et les usines de production (sans nier l’émergence d’un nouveau prolétariat local, marginalisé à coup de contrats intérimaires et d’absence de statut clair). 

Assainir les finances publiques (à l’exception de la Défense et de la Sécurité intérieure) tout en favorisant le monde de l’entreprise, voici un projet on ne peut plus clair qui s’intéresse fort peu aux thématiques environnementales et sociales : « La clé pour faire augmenter à nouveau durablement notre propre prospérité et maintenir la viabilité du modèle social réside dans l’augmentation de la productivité ». Pour le moins, la bannière « écologique » est au service du marché, non du bien-être des travailleurs et travailleuses portant avec leurs épaules cette productivité.

Dans la section relative au « Pouvoir d’achat », c’est « l’esprit d’entreprendre » qui est mis en exergue au profit de l’innovation, des nouvelles technologies, de la concurrence et de la consommation. Rien de bien écologique dans ce cocktail ultrapolluant. De nouveau, le lexique de l’entreprise prime sur celui de la gestion étatisée d’une politique environnementale cohérente et prometteuse.

Notons les politiques extrêmement peu ambitieuses en matière de mobilité vélo (moins de dix occurrences) : une vague étude est envisagée concernant la « possibilité » de supprimer le supplément dans les trains. En revanche, les voitures hybrides et électriques jouissent toujours de déductions fiscales importantes. Il y a là une inégalité de traitement qui démontre l’ancrage d’une écologie de façade au service d’une économie de marché. La production industrielle de machines automobiles reste, aujourd’hui plus que jamais, l’un des secteurs les plus polluants à l’échelle mondiale : 16,3 % des émissions de CO2 dans l’Union européenne, chiffre en croissance (Collard 2022 et Corradi, Sica et Morone 2023).

3. Le paradoxe de l’autonomie énergétique et du libre-marché mondialisé

L’un des éléments de discours fondant la stratégie énergétique du nouveau gouvernement est la nécessité d’une autonomie d’approvisionnement des États européens dont fait partie la Belgique. Or, cette volonté d’autonomie s’inscrit dans une économie politique libérale mondialisée au sein de laquelle tous les États et leurs entreprises sont en concurrence, ce que défend par ailleurs l’Accord.

La suppression des subsides bénéficiant aux énergies fossiles est en outre conditionnée à la préservation de la compétitivité des entreprises. C’est une nouvelle fois l’économie de la rentabilité privée qui prime, après que le secteur de l’énergie eut été privatisé par de précédentes coalitions, notamment sous l’impulsion des deux gouvernements Dehaene dans les années 1990 (avec un manque à gagner gigantesque pour les finances publiques).

Il est tout à fait révélateur de noter que le gouvernement De Wever refuse toute responsabilité quant à la part des énergies fossiles dans le mix énergétique, et ce au nom de la rentabilité : « Toutes les sources d’énergie seront évaluées sur la base des mêmes critères pour parvenir à la composition la plus rentable de notre mix énergétique. L’accord de gouvernement ne se prononce donc pas sur la part de chaque source d’énergie dans le mix ». Si une « décarbonation » assez abstraite et théorique est prévue (sans que le levier fiscal soit abondamment utilisé pour sanctionner les entreprises polluantes), un investissement très clair est prévu dans le nucléaire, avec de nouveaux réacteurs à l’ordre du jour (ces fameux « small modular reactor », SMR) : exit la loi de 2003 portée par les écologistes.

Bien entendu, les entreprises répondant aux impératifs de la transition seront assistées par l’État subsidiant. On dépasse ici la logique néolibérale au profit d’un « capitalisme d’État » qui, tout en diminuant le principe de redistribution, privatise de l’argent public au profit des entreprises (mutualisation des coûts et privatisation des bénéfices). Un protectionnisme subsidié par l’État se couple alors à une logique de concurrence dans un cocktail qui contente le monde de l’entreprise bien plus que le portefeuille du citoyen.  

***

Les trois parties de cette analyse consacrée au discours implicite de l’Accord de coalition fédérale 2025-2029 ont tenté de montrer comment l’idéologie de ce gouvernement se dissimule dans des termes du lexique, dans des formules, dans des métaphores et dans des petites phrases. Sans prétendre à une analyse politologique, l’enjeu était surtout de montrer la violence d’un discours qu’il est urgent de déconstruire.

En guise de conclusion, nous avons porté notre regard sur la perception inégalitaire de la société qui sous-tend l’accord : inégalités entre allocataires sociaux et investisseurs, entre malades de longue durée salariés et indépendants, entre sans-papiers et travailleurs « réguliers », entre État définancé et entreprises bénéficiant de subsides publics, entre acteurs économiques déployant une écologie de façade et collectivité précarisée subissant des mesures injustes…

Tant sur le plan social, fiscal, environnemental, énergétique que migratoire, les réponses apportées face à un déficit budgétaire priorisent très clairement l’économie privée. Pourtant, le déficit est produit notamment par la soumission aux règles des créanciers, au paiement de leurs intérêts, à la non remise en cause de leur pouvoir politico-économique et à l’injustice fiscale.

Les vieilles recettes d’un définancement de l’État redistributif n’empêchent pas ses représentants politiques de dépenser des sommes considérables pour favoriser certains secteurs économiques, jugés « stratégiques ». Ceux-ci ont parfois été privatisés, preuve qu’il s’agit de décisions idéologiques et qu’il existe des alternatives (on évoquera seulement la nationalisation pour répondre à son envers néolibéral). Or, comme on peut le voir, le choix des aides conférées à certains secteurs (parfois extrêmement polluants) peut paraître surprenant, voire aberrant. On ne mentionnera que l’exemple de l’aviation hydrogène qui entend bénéficier d’aides publiques importantes. Ces technologies nécessiteraient de transporter le dihydrogène, hautement explosif, sous une forme liquide, à -253 degrés. L’actualité récente, avec l’échec d’Airbus, montre que tout investissement public dans ce secteur est du gaspillage.  

Mettre à genou l’État redistributif tout en créant un État au service du capital, des investissements et des infrastructures industrielles, voilà un projet économique qui s’expose de plus en plus au grand jour, en se présentant comme la seule solution crédible. Il reste à construire une alternative à ce système extrêmement coûteux pour une économie qu’il convient de renverser dans ses fondements.  

Références bibliographiques

Collard, Fabienne. 2022. « Sommes-nous tous égaux devant l’électrification du parc automobile ? » In Politique. N°121.

Corradi, Chiara, Sica, Edgardo and Morone, Piergiuseppe. 2023. « What drives electric vehicle adoption ? Insights form a systematic review on European transport actor and behaviours ». In Energy Research and Social Science. N°95.

Franck, Thomas. 2025. « “Transition énergétique” : mythes et matérialités de la production d’énergie ». In Carnet du Centre de Sémiotique et Rhétorique, URL : « Transition énergétique » : mythes et matérialités de la production d’énergies. Compte-rendu du séminaire Habitabilité de la Terre et transitions juste (Paris 1 Panthéon-Sorbonne) – Centre de Sémiotique et Rhétorique

Fressoz, Jean-Baptiste. 2024. Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie. Paris : Seuil.

Magalhaes, Nelo. 2021. « Désinvestir le paradigme des investissements verts ». In Natures Sciences Sociétés. N°29. P. 439-449.

Magalhaes, Nelo. 2024. Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures. Paris : La Fabrique.

Thomas Franck
Rédacteur MaTribune.be et enseignant en Lettres à l’Université de Lille |  Plus de publications

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