Le statut cohabitant, une injustice d’un autre âge

Le statut cohabitant, une injustice d’un autre âge

En Belgique, les droits sociaux ne sont pas individualisés. Ils sont toujours conditionnés par la situation familiale de la personne, quand bien même celle-ci se serait-elle ouvert ses propres droits en cotisant. On ne compte plus les promesses électorales qui jurent d’abolir le statut cohabitant. Toutefois, le gouvernement Arizona a délibérément fait le choix de les ignorer. L’injustice de ce statut, créé il y a 40 ans par un gouvernement en recherche d’économies, est plus criante que jamais.

En Belgique, la Sécurité sociale garantit des revenus de remplacement (en cas notamment de chômage, de maladie ou de pension) sur base des cotisations sociales versées par les travailleurs. L’accès à ces droits sociaux s’est construit sur une base familiale et non individuelle. C’est le travailleur (le titulaire) qui ouvre les droits pour lui-même et pour sa famille (les ayants droit ou bénéficiaires). Selon que vous vivez seul ou que vous êtes chef de famille, c’est-à-dire un couple avec enfants, ces revenus de remplacement sont différenciés. Il y a quarante ans, entre les statuts d’« isolé » qui vit seul et de « chef de ménage » qui a charge de famille, un troisième statut – le statut « cohabitant » – a été inventé afin que l’État, qui verse les revenus de remplacement, paie moins, et donc fasse des économies budgétaires. Il s’adresse spécifiquement au conjoint – c’est-à-dire majoritairement des femmes – quand bien même ces dernières, devenues cohabitantes, auraient elles-mêmes cotisé en travaillant.

Le statut de cohabitant, qui n’existe qu’en Belgique, implique donc que des personnes, du fait qu’elles cohabitent – c’est-à-dire habitent sous le même toit qu’au moins une autre personne – ne perçoivent qu’un montant plus faible de l’allocation à laquelle elles auraient droit. Depuis plus de 40 ans, ce statut injuste et stigmatisant, basé sur une conception patriarcale de la famille où la femme dépendrait du statut professionnel de son mari, contribue à l’appauvrissement des travailleurs, et des femmes tout particulièrement.

C’est pourquoi de nombreuses associations, dont les mouvements féministes, les syndicats ou les mutuelles, luttent pour l’abolition de ce statut. Elles prônent l’individualisation des droits, dont le principe de base est l’octroi des prestations sociales sur base des cotisations versées, en fonction de la situation personnelle de chaque individu, et non sur base du statut familial. L’objectif premier de l’individualisation des droits, c’est d’éliminer cette discrimination, en établissant une sécurité sociale plus égalitaire et plus adaptée aux modes de vie contemporains. En effet, nous le verrons plus loin, le modèle familialiste du statut cohabitant est aujourd’hui totalement obsolète.

Des économies d’échelle

Conséquence du choc pétrolier de 1979, le gouvernement de Martens (associant les sociaux-chrétiens, les socialistes et le Front démocratique des francophones) cherche à faire des économies. Le ministre de l’Emploi Roger De Wulf (SP) crée alors une troisième catégorie dans la réglementation du chômage : l’isolé, le chef de ménage et le cohabitant, ce dernier étant amené à percevoir une allocation inférieure à celle de l’isolé, elle-même inférieure à celle du chef de ménage.

C’est un sacré coin enfoncé dans le principe de l’assurance sociale de la Sécu. En effet, dès le départ, cette mesure introduit une discrimination : 70 % des chômeurs sont cohabitants, c’est-à-dire sont mariés ou vivent en couple et parmi ceux-ci, 90 % sont des femmes. En effet, ce sont le plus souvent les femmes qui sont amenées à renoncer à leur activité professionnelle, dès lors que le statut de « chef de famille » est financièrement plus avantageux pour la famille. À l’époque, la vision patriarcale dominante ne considérait que trop peu le travail des femmes, n’en faisant qu’un revenu d’appoint pour le ménage.

Le principe s’appuie sur l’idée que partager un foyer impliquerait des frais de ménage moindres par personne. Ce postulat est d’autant plus erroné qu’il suppose que les dépenses d’une personne cohabitante équivalent à la moitié de celles d’une personne isolée. Le ridicule de l’argument saute aux yeux aujourd’hui. Pourquoi deux personnes vivant sous le même toit devraient-elles vivre au même rythme, se lever et se coucher à la même heure, consommer de l’énergie aux mêmes moments ? De plus, rien ne garantit que chaque occupant ait des ressources équivalentes et surtout les attribue aux frais liés à l’habitation de manière égale. Les organisations féministes n’ont eu de cesse de le rappeler ; elles savaient, avant tout le monde, qu’en amoindrissant les revenus des plus fragiles, « le ver du statut de cohabitant pouvait ronger de l’intérieur le fruit de la sécurité sociale » selon les mots du sociologue Mateo Alaluf.

Un statut discriminatoire

Selon les chiffres de 2023 de la Cour des comptes, le statut cohabitant en Belgique concerne 584.478 personnes (chômage, GRAPA, revenu d’intégration sociale, invalidité) dont 155.500 au chômage. Le taux cohabitant signifie une réduction drastique des ressources, une pénalité financière injustifiable allant jusqu’à 40 %. Ainsi, en matière de chômage par exemple, au premier février 2025, sur base d’un salaire de référence de 2.111,89 € bruts, et en fin de dégressivité, le « cohabitant avec charge de famille » (expression qui remplace désormais celle de « chef de famille »[1]) perçoit une allocation forfaitaire de 1.773,98 €/mois. L’isolé, dans les mêmes conditions, reçoit 1.437,54 €/mois mais le cohabitant ne touche que 745,94 € par mois.

Pourtant, lorsqu’elles avaient un emploi, ces personnes contribuaient à la sécurité sociale de la même manière.

Pareillement, le revenu d’intégration sociale (RIS) dépend aussi de la situation familiale. Une personne avec charge de famille reçoit 1.776,07 €, un isolé 1.314,20 € et un cohabitant… 876,13 €. Quand on sait que le seuil de pauvreté pour une personne isolée est fixé dans notre pays à 18.268 euros par an, soit 1.522 euros par mois, on comprend aisément que ces montants font toute une différence lorsque le point de bascule vers la pauvreté le dispute chaque jour à la dignité.

Surtout, ne soyez pas tenté de tricher sur votre statut ! En effet, des contrôles très intrusifs sont menés pour vérifier la situation familiale et débusquer d’éventuelles cohabitations dissimulées…

Comme le rappelle Mateo Alaluf, « l’exigence de supprimer le statut de cohabitant doit être entendue comme un cri de révolte contre le retour à l’assistance et pour la dignité promue par les droits sociaux ! »

Une conception rétrograde de la société

Fondé sur la conception « un couple, un toit », le modèle familialiste du statut cohabitant est complètement dépassé. L’évolution des mœurs mais aussi des formes de solidarité, des choix de vie dans une société de plus en plus anxiogène a bien sûr un impact sur les nouvelles formes d’habitat qui se multiplient aujourd’hui.

À notre époque, une famille sur trois est monoparentale avec une femme à sa tête. La colocation, qui amène plusieurs personnes sans lien particulier à vivre sous le même toit, le logement intergénérationnel ou l’habitat groupé sont parfois une solution aux problèmes d’accès aux logements ou de kots pour les étudiants, devenus tous deux rares et onéreux.

Sans parler des augmentations du coût de l’énergie ou de l’inflation des denrées de première nécessité qui plombent encore davantage les moyens de chacun. Habiter ensemble est aujourd’hui une stratégie à prendre en compte, qui ne se résume d’ailleurs pas à une réduction d’une partie des frais de la vie quotidienne mais porte aussi sur l’entraide aux personnes malades, handicapées, sinistrées, réfugiées, sans abri. Les crises à répétition démontrent plus que jamais ces besoins accrus de solidarité. De nombreuses personnes renoncent à vivre ensemble à cause des pénalités introduites par le statut de cohabitant qui contraint ainsi leurs choix de vie.

Une entrave majeure à l’autonomie des femmes

Nous l’avons vu, les femmes souffrent particulièrement du statut cohabitant en raison non seulement de leur place sur le marché du travail mais du rôle souvent encore assigné au sein de la famille. Cela amène régulièrement des situations de dépendance contraires à l’égalité entre hommes et femmes et à l’autonomie de celles-ci.

Le droit européen interdit pourtant toute discrimination indirecte dans le calcul des prestations de sécurité sociale. De surcroît, cette discrimination attente aux articles 10 et 11 de notre Constitution qui fondent en droit l’égalité et l’égalité de traitement entre hommes et femmes. Interpellée notamment par la Ligue des Droits humains, la Cour constitutionnelle, dans un arrêt du 14 décembre 2023, n’a malheureusement pas reconnu le caractère discriminatoire du statut de cohabitant pour le régime chômage.

Le coût du choix

Pour autant, le débat n’est pas clos. Au contraire, il relève d’un choix politique. Contrairement à ce que les partis de droite affirment, la suppression de ce statut est loin d’être une mesure impayable. Il s’agirait d’ailleurs moins de supprimer directement ce statut que de l’aligner sur les montants du statut d’isolé. Les associations qui soutiennent la plateforme Stop-statut-cohabitant ont demandé à la Cour des Comptes de chiffrer le coût réel de cet alignement. Il s’élève à 1,86 milliard (et non 10 milliards) par an pour l’ensemble des prestations sociales, dont 446.000 millions pour la branche chômage.

Des sommes tout à fait accessibles dès lors qu’il faut aussi chiffrer l’annulation ou la réduction de certaines dépenses, notamment le coût des contrôles, les impacts sur les dépenses liées à la pauvreté et sur les dépenses de santé. La suppression du statut de cohabitant n’est pas une question budgétaire mais relève d’une véritable volonté politique vers l’émancipation des personnes, qui reste l’objectif essentiel de l’individualisation des droits sociaux.

L’Arizona va causer la précarisation de milliers de personnes

À l’évidence, l’Arizona a pris le chemin totalement inverse, assumant pleinement la précarisation accrue de près de 200.000 personnes, ainsi que celles de leurs familles et de leurs proches.

La limitation des allocations de chômage à deux ans annoncée au 1er janvier 2026 touchera 193.904 personnes en fin de droit prévues dont 41.710 en Région de Bruxelles-Capitale. La réforme de l’Arizona prévoit de rediriger vers les CPAS un nombre important de personnes exclues du chômage, qui devront y introduire une demande de revenu d’intégration sociale (RIS). Pourtant, rien n’est moins sûr car le RIS n’est accordé qu’après que le CPAS ait calculé l’ensemble des revenus d’un ménage et généralement, cela prive, dans les faits, une grande majorité de cohabitants de ce droit.

Et, comme si cela n’était pas suffisant, le Conseil des ministres du 18 juillet 2025 a approuvé un projet de loi présenté par la ministre de l’Intégration sociale, Anneleen Van Bossuyt (N-VA) afin d’étendre les revenus du ménage à l’ensemble de la famille qui cohabite. Donc, non seulement aux ressources du conjoint, mais aussi à celles des parents et enfants majeurs et celles des grands-parents, petits-enfants, beaux-parents, etc. qui vivent sous le même toit. Cette mesure inique vient mettre à mal des actes de solidarité familiale. Non seulement, elle renforce les inégalités mais accentue les détresses liées à la solitude et à l’isolement.

Le gouvernement prévoit qu’environ un tiers des personnes exclues du chômage pourraient solliciter l’aide sociale. Ainsi, pour la seule Wallonie, sur les plus de 85.350 personnes potentiellement exclues dès 2026, près de 30.000 se tourneront vers les CPAS. On le sait déjà, les enquêtes des CPAS ne permettront pas d’accorder le RIS à tous, certains deviendront dépendants des personnes avec lesquelles ils vivent.

Basculer de la Sécu au CPAS ?

Yves Martens, du collectif Solidarité contre l’exclusion a pointé du doigt le changement de paradigme qui consiste à ne plus jouir de la Sécurité sociale pour dépendre d’une aide sociale du CPAS. Ce transfert n’est pas anodin, même s’il est présenté comme un simple passage d’une caisse à l’autre. Ce n’est pas qu’une inversion de valeurs car, comme le rappelle Yves Martens, « passer d’un système d’assurances solidaires vers un système d’assistance, fondé sur l’état de besoin, entraîne le fait d’être soumis à une procédure d’octroi de l’aide beaucoup plus intrusive dans la vie privée ».

Ce que le statut de cohabitant met particulièrement en évidence, c’est ce basculement de la solidarité collective entre travailleurs vers l’assistance publique, dernier filet de secours de l’individu. Nul ne devrait être pénalisé pour la vie qu’il se choisit. L’injustice de ne pas bénéficier des mêmes droits après s’être acquitté des mêmes devoirs est inacceptable. Hélas, elle semble s’ériger en principe dès lors que le gouvernement Arizona se sert de ce statut pour précariser encore davantage des milliers de personnes. Ainsi, le statut cohabitant devient un rouage essentiel de la casse sociale qui nie les solidarités, consolide l’inégalité des droits entre les personnes et fait peser un lourd carcan sur les choix de vie personnels.


[1] Face aux revendications féministes pour sortir du schéma patriarcal classique qui assigne cette place au mari, l’expression « le chef de famille » a cédé la place au « cohabitant avec charge de famille ».

Pierre Vermeire
Rédacteur MaTribune.be |  Plus de publications

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