Gratuité : il y a un piège

Gratuité : il y a un piège

Proposer la gratuité des transports en commun, de l’eau, de l’énergie requise pour vivre décemment… Mais ne pas oublier le travail « gratuit » des aidants et aidantes proches, des parents au foyer, des stagiaires… La gratuité, c’est un concept à la fois révolutionnaire et potentiellement dangereux.

Une société du gratuit, voilà une proposition bien tentante, n’est-ce pas ? Et pourtant, ce choix serait loin d’être anodin, et pourrait avoir un impact tout particulier sur les services publics, parce que cet accès gratuit ne garantirait de lui-même en rien son accès effectif et surtout son financement.

Fausse gratuité

Voyons d’abord la fausse gratuité, celle qui relève des tours de passe-passe qui nous font prendre des vessies pour des lanternes. Car le capitalisme se complaît dans la gratuité tant qu’elle tourne à son profit. Nombre d’heures de travail ne sont pas payées, ou considérées comme du travail à rémunérer.

Premier exemple : les journaux « gratuits » (Metro et consorts) qui nous font croire que l’information pourrait être gratuite. Mais sont-ils vraiment gratuits parce que vous ne les payez pas ? Ils sont payés par la publicité qu’ils relaient, ils dépendent donc de ses revenus et ne sont pas indépendants à cet égard.

Deuxième exemple, la fausse gratuité du travail des aidants et aidantes proches : celles et ceux qui soutiennent leurs malades, leurs aînés en perte d’autonomie ou leurs proches affrontant un handicap. Leur travail n’est pas gratuit… il n’est pas rémunéré, par choix politique. Ce travail essentiel à la santé individuelle et collective, qui reste la plupart du temps aux mains féminines, n’est pourtant pas considéré comme un travail qui mérite salaire mais bien comme un soutien familial sur lequel s’appuie la collectivité pour éviter d’investir dans les services aux personnes dépendantes. La même analyse vaut pour les parents au foyer et le désinvestissement dans les services publics à la petite enfance.

Cette fausse gratuité s’oppose à la lutte en faveur de gratuités publiques (annoncées) – de l’école, des urgences – très largement remises en cause ces dernières décennies. Nous parlons ici de tout le financement et l’organisation des services publics par le biais de l’impôt (et donc dans le cadre de l’État). Car non, la gratuité, ce n’est ni neuf ni limité aux échanges individuels.

Du collectif sinon rien !

La gratuité peut-elle soutenir la défense des services publics ? Elle offre à cet égard la possibilité de réfléchir autrement à un accès égal pour toutes et tous à des services publics. Alors bien sûr, la gratuité existe de longue date, notamment dans les échanges interpersonnels entre citoyens, entre voisins par exemple : échanger des outils, des services. Ici, il s’agit d’aller plus loin, c’est-à-dire de considérer l’usage de la gratuité collectivement.

À l’heure où le capitalisme cherche à élargir en permanence les formes de la marchandise, revendiquer la gratuité, par la solidarité, peut relever du corpus révolutionnaire. On est là au cœur d’une bataille idéologique qui s’oppose au message véhiculé de longue date : la valeur d’une chose se définit-elle par sa qualité de marchandise pour laquelle on est prêt à un certain investissement financier afin d’en disposer ? Marchandisation, propriété, voilà deux concepts auxquels se confronte une vision collective et politique de la gratuité.

Pour le politologue Paul Ariès, auteur de Gratuité vs Capitalisme (2018) et directeur de l’Observatoire international de la gratuité (http://vivelagratuite.canalblog.com/), la gratuité se pense sur le plan collectif et s’applique aux services publics et biens communs, les biens à disposition de toutes et tous, que le capitalisme tente de récupérer à son avantage. La gratuité peut être subversive parce qu’elle sort de la marchandisation au cœur du capitalisme et offre une autre manière de réfléchir à la valeur : elle permet de revenir à la valeur d’usage d’un bien ou d’un service et non plus à la valeur d’échange sur laquelle le capitalisme s’appuie.

La valeur d’échange est en effet le prix que le marché donne à un bien alors que la valeur d’usage est l’utilité que l’on peut retirer de ce même bien. Et ces deux valeurs peuvent être sensiblement différentes : la valeur d’usage de l’or est quasi nulle alors que sa valeur d’échange est très élevée ; inversement, la valeur d’échange de l’eau est très faible alors qu’elle possède une valeur d’usage considérable.

La gratuité de l’eau comme bien commun

L’eau est un exemple flagrant de bien commun qui est soumis à une pression acharnée pour être privatisée et créer de la valeur marchande[1]. Le droit à l’eau, dans sa composante potable et d’usage pour laver, constitue un droit fondamental reconnu par la communauté internationale. L’accès à l’eau n’est pas seulement problématique dans les pays du Sud, la précarité hydrique[2] touche également les populations des pays riches, dont la Belgique. La gratuité pourrait-elle y remédier ? Comment rendre ce droit effectif et assurer la préservation de cette ressource ?

Ressource longtemps gratuite, l’eau a bénéficié de travaux collectifs et de l’installation de fontaines et lavoirs publics à destination des populations locales. Ce n’est qu’ensuite, avec les systèmes de distribution collective et les concessions privées qu’elle est devenue payante. Cette marchandisation d’un bien commun s’est approfondie avec le développement du commerce des eaux en bouteille, désormais aux mains de multinationales telles que Nestlé et Coca-Cola.

Pour remédier à cette marchandisation, certains ont choisi la gratuité des premiers mètres cubes et/ou la mise en place d’une tarification progressive. Un point de précision s’impose : il ne s’agit pas d’instaurer la gratuité pour tous les niveaux et usages de consommation, mais de faire respecter le droit à l’eau pour les besoins essentiels (le besoin en eau par individu pour boire et satisfaire les besoins d’hygiène est évalué entre 20 et 50 litres par jour).

Toutefois, la gratuité n’est pas la panacée. Les réseaux de canalisations d’eau sont vétustes, victimes de fuites ou de matériaux dangereux (on pense notamment à la récente polémique sur la présence d’amiante dans les conduites de la Société wallonne des eaux). Ils doivent pouvoir être entretenus et les eaux usées doivent pouvoir être assainies et épurées. Gratuit ne veut pas dire sans besoin de financement. Une solution pourrait par exemple être la remunicipalisation de l’eau (comme à Paris notamment), ramenant cette ressource fondamentale dans le giron public local, l’immunisant ainsi contre les dividendes distribués par les sociétés privées.

D’autres secteurs concernés

Un autre secteur des plus emblématiques (et actuels !) animé par ces discussions sur la gratuité concerne les transports en commun[3] qui peut être totale ou partielle. Car, c’est là un autre paradoxe de la gratuité, elle s’exprime sous différentes formes, souvent confondues. Ainsi, de nombreuses villes en Europe et dans le monde pratiquent ou ont pratiqué des expériences de gratuité des transports publics. Toutefois, ces expériences ont largement varié par leur ampleur. On parle de gratuité partielle pour une zone géographique spécifique (une partie du réseau de transport ou quelques lignes), une période donnée (à certaines heures, voire de manière temporaire en cas de pic de pollution) ou des publics spécifiques (résidents d’une zone particulière, étudiants, personnes âgées, …).

Autre question d’actualité : le cas du prix de l’énergie, qu’il s’agisse notamment de s’éclairer, cuisiner, se chauffer, alimenter les ordinateurs de l’élève à distance ou du télétravailleur, des besoins tous fondamentaux. Parmi les solutions proposées (mais non sélectionnées par le gouvernement), on a également évoqué le principe d’une gratuité sur les premiers niveaux de consommation énergétiques, ceux requis pour rencontrer les besoins de base.

Des services publics gratuits et financés

Les débats sur la gratuité mettent en évidence combien il importe de convenir, collectivement, de ce qui relève des services publics, pour lesquels nous sommes tous d’accord de payer collectivement, et de ce qui n’en relève pas. Cet enjeu est au cœur de nos réflexions et de notre pratique en tant que syndicat des services publics. Et il concerne autant les travailleurs des secteurs ainsi considérés que les citoyens dans leur ensemble qui bénéficient de ces services publics, voilà pourquoi cette question doit relever du débat public démocratique.

Si ces biens et services fournis gratuitement n’ont pas de prix, ils ont toutefois un coût et il faut pouvoir les financer collectivement. C’est d’ailleurs un contre-argument fréquemment avancé par les détracteurs de la gratuité : « la gratuité n’existe pas, il y a toujours un payeur ». En l’occurrence, il y a des payeurs collectivement et c’est là que se situe notre choix de société : en socialisant les coûts (de production et de distribution) via la fiscalité directe et fortement progressive. Car il y a derrière ce lien entre gratuité et financement collectif des services publics une motivation de transformation sociale en faveur d’une meilleure redistribution. Poser cet acte politique revient à choisir l’option d’une société où l’accès aux biens et services collectivement définis comme publics est égal, solidaire et non marchand.

Attention toutefois à bien considérer les paradoxes de cette gratuité. Elle a pu à certains égards soutenir le capitalisme autant qu’appuyer un renversement de ce dernier. Elle ne dit littéralement rien du financement de son coût, laissant libre cours à des solutions charitables, et non solidaires. Comment, dans ce cadre, s’assurer que la gratuité pour tous est égalitaire, qu’elle serve un projet émancipateur de toutes et tous ? Elle ne peut être pensée et implémentée seule, elle doit s’accompagner de mesures relatives au financement mais également à la qualité des services et biens ainsi fournis. Mais ne pourrions-nous pas déjà considérer que l’un des premiers atouts indéniables de la gratuité consiste à créer du débat autour des choix d’investissements publics ?

Crédit photos : TEC


[1] https://gresea.be/Droit-a-l-eau-la-gratuite-comme-alliee

[2] On parle de précarité hydrique lorsqu’une personne n’a pas accès à l’eau en quantité ou en qualité suffisante et qu’elle ne peut, de ce fait, pas répondre à ses besoins de base d’alimentation, hygiène corporelle et logement.

[3] Un représentant de l’IRW-CGSP, Laurent Pirnay, a participé à une discussion argumentée sur ce sujet dans les pages de la revue Politique du numéro de décembre 2021, disponible en ligne : www.revuepolitique.be/la-gratuite-des-transports-en-commun-est-elle-une-mesure-ecosocialiste.

Article publié dans la Tribune de mars 2022, édité pour MaTribune.be en novembre 2024.

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