Trop gros d’infos

Trop gros d’infos

C’est un abus de graisse, comme celui qui menace les trop bons vivants. Celui-ci peut tuer les démocraties, ou fortement les affaiblir : voici l’infobésité.

Le mot est un de ces petits bijoux linguistiques comme aiment à en inventer les Québécois lorsqu’ils décident de résister à l’anglais. Ça peut aussi s’appeler « surinformation », « nuage informationnel »[1] ou « saturation médiatique ». En ces temps de course au buzz, ces appellations sont moins vendeuses. Mais tout aussi porteuses de dangers potentiels.

Le concept n’est pas neuf : déjà, dans l’Antiquité, des philosophes[2] craignaient que l’abondance de livres ne disperse l’attention des lettrés et, par ricochet, ne nuise au savoir. Mais, depuis la seconde moitié du XXe siècle, l’affaire a pris une autre tournure.

Galaxies d’information

Le monde s’informe alors dans le cadre de ce que le philosophe américain Marshall McLuhan appelait la « galaxie Gutenberg » (du nom de l’inventeur du caractère d’imprimerie mobile en métal). L’information de masse circule sur des supports imprimés : livres, revues, journaux. Même si c’est à des degrés divers, tous ces supports ont un point commun : ils demandent un certain temps de mise en œuvre, pour des raisons purement techniques (écrire, imprimer, faire parvenir au destinataire). Même si, au sommet de sa puissance, la presse quotidienne pouvait mettre en vente en quelques heures des éditions spéciales en cas d’événements extraordinaires et imprévus, il n’y avait pas d’immédiateté dans la diffusion de l’information.

La naissance de la radio puis de la télévision changent la donne. C’est ce qu’on a appelé, par référence au concept de McLuhan, la « galaxie Marconi » (un physicien italien à l’origine de la radiodiffusion). L’information circule plus vite, de manière plus complète et de manière plus accessible à tous. Certains comprennent très vite le potentiel de ces progrès : Joseph Goebbels, le ministre de la propagande nazie, fera produire en quantité des postes de radio bon marché pour que chaque Allemand puisse les acquérir et, donc, écouter ce qui s’y diffuse.

L’info full time

La porte s’ouvre aussi à la diffusion en direct. Ce sont d’abord des concerts, dans les années 1920. Mais quand le premier homme met le pied sur la lune en 1969, on est déjà à un tout autre stade : ce sont, selon les estimations, entre 600 et 700 millions de Terriens qui assistent au spectacle en mondovision, soit à peu près un cinquième de la population terrestre de l’époque.

L’information devient ainsi aussi, peu à peu, un spectacle, éprouvant parfois, divertissant souvent. Et permanent, avec l’arrivée des chaînes d’information en continu, qui diffusent 24 heures sur 24. Le prototype du genre est CNN, qui fera vivre quasiment en temps réel la première guerre du Golfe, en 1991. À la cantine de l’information, on peut désormais manger à toute heure du jour et de la nuit. L’obésité menace.

Certes, tout cela donne encore l’illusion de rester sous contrôle. On est toujours dans le système des mass médias : l’information est transmise à ses destinataires par le biais d’intermédiaires – les médias –, chargés, si tout va bien, de sélectionner les informations les plus pertinentes, de les vérifier, de les remettre dans leur contexte et de les ordonner dans un récit structuré. La cantine de l’info ne donne pas au client un bout de poulet, une croûte feuilletée et quelques champignons, et qu’il se débrouille ; elle sert le vol-au-vent prêt à manger. Cette étape-là disparaîtra avec les réseaux sociaux, qui voient s’effacer les intermédiaires. L’utilisateur récupère une information qu’il traite lui-même.

Les mass médias ne disparaissent pas. Mais pour l’utilisateur lambda, l’info publiée par la RTBF, trouvée sur Youtube ou produite par un site auquel on s’est inscrit est du même tonneau. Toutes s’empilent, sans qu’on distingue vraiment celles qui ont fait l’objet d’un traitement journalistique, et donc d’une vérification et contextualisation. L’indice critique de masse corporelle est atteint : l’infobésité peut être diagnostiquée, et avec elle ses effets secondaires nuisibles au fonctionnement de la démocratie.

Le volume d’infos a gonflé de manière exponentielle, et cette information est de plus en plus en plus immédiate, puisque, lorsqu’elle n’émane pas des mass médias traditionnels, elle n’est tout simplement plus contrôlée ni remise en contexte. Pire même : les médias classiques, tout à leur travail de vérification[3], donneront l’information (ne serait-ce qu’un peu) plus tard, et apparaîtront ainsi moins performants. Ou ils ne la donneront pas, l’ayant estimée fausse ou hors contexte, et ils deviendront suspects de dissimulation. Ou ils la démentiront, et lui donneront ainsi par leur démenti une résonance supplémentaire.

Tous perdus

Le résultat est que le citoyen n’arrive plus à s’y retrouver. Les professionnels non plus, en tout cas pas toujours[4]. Or, une des conditions essentielles du fonctionnement de la démocratie est que le peuple puisse se forger une opinion. Cela passe par l’éducation, puis par un mécanisme transparent de circulation de l’information. Une nouvelle génération d’hommes politiques a parfaitement compris quel parti tirer de la saturation médiatique. En France, l’ancien président Nicolas Sarkozy avait été un précurseur, mais le prototype number one est évidemment le président américain Donald Trump : il est impossible d’échapper à l’avalanche de ses décisions. On se retrouve soit les bras ballants, comme l’est, aux États-Unis, le parti Démocrate. Soit acculé à un très binaire pour ou contre, ce que révèlent les sondages actuels, dans une fracture de société qui pulvérise le fonctionnement de la démocratie, laquelle ne peut se construire dans l’opposition. Soit poussé à l’indifférence devant l’excès, ce qui est tout aussi nuisible à l’exercice de la citoyenneté.

Soyons inquiets, il n’y a pas que Trump. Il a déjà fait école, même en Belgique où l’occupation permanente des plateaux, surtout le week-end, par un certain Bouchez, relève du même mécanisme d’engorgement du tube digestif.

Comme pour l’obésité tout court, des mécanismes de contrôle de l’infobésité existent. On peut citer, mais pas que, les conseils de déontologie ou des institutions comme le Conseil supérieur de l’Audiovisuel. Toutefois, ils doivent être revitalisés pour ce qui concerne les médias classiques et adaptés aux nouveaux canaux d’information qui y échappent jusqu’ici (et qui proclament d’ailleurs continuer à vouloir y échapper).

Ces contrôles, auxquels la puissance publique doit participer, sont certes délicats s’ils veulent se faire dans le respect de la démocratie. Mais pas plus délicats, au fond, que le contrôle des pouvoirs législatif, judiciaire ou exécutif…


[1] Edgar Morin, Pour sortir du XXe siècle, Nathan, Paris, 1981.

[2] Par exemple Sénèque (4 avant notre ère – 65 après notre ère), Lettres à Lucilius.

[3] Auquel ils ont de moins en moins de temps et de moyens à consacrer, mais c’est une autre histoire.

[4] Nous ne parlons pas ici des fake news (infox en français). Pour reprendre la comparaison alimentaire, celles-ci sont une intoxication. La fake new est fausse et diffusée par un émetteur qui sait qu’elle est fausse. Cela a toujours existé dans les médias. L’infobésité est la multiplication d’informations, qu’elles soient exactes, imprécises, incomplètes ou totalement fausses (volontairement ou involontairement).

Fabrice Jacquemart
Journaliste, retraité de Form'action André Renard |  Plus de publications

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