Aïe, un social-démocrate

Aïe, un social-démocrate

Au fond, c’est quoi la social-démocratie ? Consensuelle donc tiédasse, elle n’a pas l’air adaptée à la dureté des temps. Beaucoup la considèrent d’ailleurs comme morte depuis longtemps. Pourtant, ses principes premiers sont essentiels à une politique de gauche. Et paraissent indispensables à la survie des démocraties tout court.

Ça peut même être une insulte. Qui, un soir, dans une arrière-salle autrefois enfumée mais toujours pleine de nouveaux mondes en partance, ne s’est fait traiter de « social-démocrate » par un adversaire en panne d’arguments ? D’ailleurs, au même endroit et avec les mêmes protagonistes, l’insulte aurait pu être « trotskyste ». Cela n’avait pas d’importance, ça voulait simplement dire que ce débat entre malgré tout des camarades avait désormais lieu dans les tripes plutôt dans les têtes et qu’il était temps de conclure ou, en tous cas, de passer à d’autres sujets.

La social-démocratie donc. Elle a, à plusieurs reprises, été annoncée pour morte. Mais quelle conception politique ne l’a pas été un jour, avant de réapparaître, parfois sous d’autres oripeaux, au coin de quelque discours ?

Regardez en France, où le parti socialiste se débat dans d’épiques déchirures entre ses bonzes du moment : François Hollande, Raphaël Glucksmann, Olivier Faure et bien d’autres se sont un jour proclamés sociaux-démocrates. Et même, hors PS, François Ruffin, tout en estimant qu’il était le seul de tous à l’être vraiment.

Et en Belgique… Le parti socialiste, tout à une réflexion cosmétique sur sa future appellation, a retenu sur sa « shopping list » des possibles le sigle S&D, « Socialistes et Démocrates », ce qui veut tout de même dire « social-démocrate ». Soyez sûrs toutefois qu’il se trouvera bien un spécialiste de la com’ pour expliquer que « S&D » induit que le « S » est plus dans la tradition du marxisme socialiste que le « social » de la… social-démocratie.

De quoi parle-t-on ?

Si l’on essaie de débroussailler un peu le terrain des définitions, la social-démocratie correspond à un système politique qui ressemble très fort à ce qu’ont défendu, jusqu’au début de ce siècle, les partis socialistes scandinaves, britannique (le parti travailliste), néerlandais ou belges (Flandre et Francophonie).

Mais le terme « social-démocratie » vient de plus loin : il apparaît au milieu du XIXe siècle, au moment où les mouvements socialistes naissants se demandent s’il faut ou non œuvrer dans le cadre de la démocratie parlementaire telle qu’elle existe alors, qui est donc celle du système capitaliste libéral. Les sociaux-démocrates le pensent et on voit bien ce que cela charriera plus tard : la social-démocratie sera toujours soupçonnée de « collaborer » avec le système économico-politique honni. Les anathèmes qu’on lance dans les arrière-salles embrumées peuvent avoir des racines historiques…

Qu’est-ce qui fait donc une social-démocratie ? Il y a quatre éléments, selon les politologues. Un structurel : la social-démocratie est un parti politique de masse auquel est adossé un puissant syndicat ouvrier. Et trois axes politiques.

Tout d’abord, les sociaux-démocrates demandent un dialogue social profond. Les relations sociales sont d’abord l’affaire des interlocuteurs sociaux, qui négocient des accords et conventions sur les conditions de travail, y compris les salaires. Les lois et règlements n’interviennent que pour fixer un cadre général minimal et/ou supplétif.

Ensuite, la social-démocratie ne se conçoit pas sans l’existence d’un service public vaste, financé par un impôt dû par tous les citoyens, sur base de règles transparentes. Le service public touche à tout : la petite enfance, l’enseignement à tous les niveaux, la santé, les hôpitaux, les maisons de retraite. Mais aussi les transports, la culture, les communications, l’information et même la finance (rappelons-nous avec émotion en Belgique ce qu’étaient la CGER et le Crédit Communal).

Le troisième axe est la mise en place d’un système d’assurances sociales généreux qui donne à chacun la possibilité d’une vie décente. Cette dernière notion, celle de vie décente, est peut-être l’apport le plus essentiel de la social-démocratie à la trilogie « liberté – égalité – fraternité » des philosophes des Lumières qui ont fait basculer le monde.

D’incontestables succès…

Vu comme ça, sur le papier, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. En tous cas, au XXe siècle, dans les pays (qu’ils soient ou non des social-démocraties au sens strict) qui ont mis en en place de telles politiques, les inégalités sociales se sont réduites et le niveau de vie général s’est accru, dans des proportions variables mais qui apparaissent toujours liées au degré de « fidélité » du pays concerné par rapport aux paramètres sociaux-démocrates idéaux.

Hélas, la machine s’est grippée à partir des années quatre-vingt. Le propos n’est pas ici de détailler ce qui s’est passé. Les économistes ont fait le tour des causes probables ou même simplement possibles des événements : désindustrialisation et affaiblissement de la classe ouvrière organisée ; financiarisation de l’économie ; stagnation ou réduction de la « classe moyenne » ; création d’une classe ultra-réduite mais très visible de « super-riches » arc-boutés sur la grande finance et les nouvelles technologies. Ce ne sont que les éléments les plus évidents.

Mais ils ont eu des effets en cascade sur ce qu’on a appelé « l’État-providence ». Lequel ne faisait d’ailleurs pas le bonheur de tout le monde, il faut faire ici une parenthèse idéologique. Le capitalisme, rebaptisé depuis néolibéralisme ou illibéralisme, n’a pas vu d’un très bon œil cette évolution des rapports sociaux. Si la devise « liberté-égalité-fraternité » met sur le même plan les trois revendications, le libéralisme les met par ordre de priorité : d’abord la liberté, puis l’égalité, ensuite la fraternité. Une priorisation qui, il faut le constater, fout le système par terre. La décence qu’apportait la social-démocratie se heurtait à une conception (parmi d’autres) de la justice récompensant d’abord le mérite où ceux qui ne sont pas jugés assez méritants ont moins de droits à une fraternité qui les ramènerait vers plus d’égalité. Un véritable travail de sape a commencé, avec par exemple la mise en avant de l’idée que toute une série de missions de l’État pouvaient être remplies par des opérateurs privés, ouvrant ainsi la porte au démantèlement de la puissance publique. Fin de la parenthèse idéologique.

… et des foirages

Comme l’État-providence était contesté, donc affaibli, il « marchait » moins bien. Et c’est un autre ressort de la social-démocratie qui s’est brisé : celui de l’espoir. Tout le mécanisme reposait sur l’idée d’une amélioration constante des conditions d’existence. Or ce socle a disparu. À la traditionnelle question des sondeurs « pensez-vous que vos enfants vivront mieux que vous ? », la réponse majoritaire est passée de « oui » à « non ». La pertinence du système social-démocrate a commencé à disparaître. Il fallait donc le changer, et la porte s’ouvrait vers l’inconnu ou plutôt vers cet autoritarisme qu’on ne voulait pas regarder et qui éclot aujourd’hui, sachant qu’on ne voit encore que le bourgeon du chardon.

Et voilà l’erreur des sociaux-démocrates : ils ont mené ces transformations u nom de ce qu’ils appelaient la responsabilité, en oubliant ce qu’elle charriait d’arrière-pensées politiques. Le mouvement s’est manifesté partout dans les pays concernés. En Belgique, le tournant fut la politique menée par les deux gouvernements Dehaene dans les années nonante, auxquels participaient les socialistes : « plan global » de dérégulation sociale avec fixation d’une norme salariale et « loi de compétitivité », et affaiblissement du rôle de l’État par vente d’actifs, ce dernier volet sous l’hypocrite dénomination de « consolidations stratégiques ». Rien que de l’imbuvable pour les sociaux-démocrates pur jus.

La forte opposition syndicale d’alors n’a pas suffi, et cet échec a fissuré un des piliers évoqués plus haut du système social-démocrate. Les partis socialistes, coincés, ont changé leurs axes de communication, mettant l’accent sur l’obligation, désormais, de défendre les acquis des politiques menées jusque-là, plutôt que d’arracher de nouveaux progrès. Ils passaient de l’épée au bouclier. Le discours est resté le même aujourd’hui, c’est-à-dire un discours fondamentalement défensif en porte-à-faux avec une philosophie du changement.

Une bonne trentaine d’années après ce basculement que toutes les social-démocraties ont vécu à leur manière, on constate partout que l’affaiblissement de la social-démocratie alors enclenché est concomitant à l’affaiblissement de la démocratie tout court. Chaque semaine qui passe montre que la machine s’emballe.

Il n’y a pas de baguette magique en politique. Réinverser le cours des choses prendra du temps et nécessitera de longues explications. S’imposera aussi à nouveau un discours axé sur la « revendication » plutôt que sur la « défense » ou les « propositions » des programmes. La social-démocratie ne commence pas par des compromis, ne l’insultez pas.

Fabrice Jacquemart
Journaliste, retraité de Form'action André Renard |  Plus de publications

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