Résumé : L’accord du Gouvernement wallon de juillet 2024 annonce-t-il une intensification de la privatisation de l’enseignement ? Comment analyser la contradiction entre un allègement généralisé de la fiscalité et une volonté d’« optimiser » et de « moderniser » le qualifiant et les CEFA sans refinancement ? Derrière le discours d’une rationalisation de l’école se cache une volonté de mettre la professionnalisation au service des entreprises privées et d’une employabilité clef sur porte. L’école est-elle en passe de devenir une « entreprise comme les autres » ? C’est une analyse de l’implicite idéologique de cette Déclaration de politique régionale (DPR) que cet article propose de mener.
C’est presque devenu un lieu commun chez ceux qui se revendiquent spécialistes de la gestion scolaire : l’école, inscrite dans un marché concurrentiel, est une entreprise. La Déclaration de politique régionale wallonne du 11 juillet 2024 (désormais DPR) en est un exemple archétypal. Celle-ci s’attarde précisément sur l’enseignement qualifiant et les Centres d’Education de Formation en Alternance (CEFA). Ce choix est singulier étant donné que l’enseignement est géré par l’entité Fédération Wallonie-Bruxelles, qui n’a aucune capacité fiscale.
On voit dès lors s’opérer un glissement de ce type d’enseignement dans le giron régional, ce qui interpelle au vu de la répartition des compétences attribuées à chaque entité (matières économiques versus matières culturelles). Si la régionalisation de l’enseignement est une voie pertinente pour son refinancement, il est tout à fait questionnant d’observer que seuls le qualifiant et le CEFA sont visés et qu’aucun refinancement n’est à l’horizon dans la politique du Gouvernement Azur, bien au contraire. En effet, le traitement de l’enseignement du qualifiant et du CEFA dans la DPR plutôt que dans la DPC, aux côtés de la promotion sociale, vise à les rapprocher de l’Emploi et de la Formation tout en les définançant. L’enseignement n’est dès lors plus une formation au service de l’émancipation individuelle et collective des élèves mais une professionnalisation au profit des entreprises privées, de l’employabilité et de la déqualification rentable.
Une logique libérale au fondement de l’école publique actuelle ?
On pourrait premièrement analyser le lexique utilisé dans la DPR tant il est éloquent et transparent (le gouvernement actuel s’est fait le porte-parole de ce nouveau discours de la transparence) : « optimalisation du paysage de la formation », « adéquation entre l’offre de formation, la réalité des métiers et les besoins des entreprises », « besoins actuels et futurs du monde du travail », « attentes des entreprises », « une formation professionnelle plus efficace qui mène à l’emploi », « la fluidité des parcours d’apprentissage », « sensibilisation à l’esprit d’entreprendre chez les jeunes », etc.
Il n’y a aucune ambiguïté sur la teneur libérale de cette politique éducationnelle. Ce type de politique a été initié depuis plusieurs décennies et intensifiée depuis 2017-2018 au moins, plans de pilotage à l’appui. En juillet 2022 puis en février 2023, la CGSP Enseignement alertait déjà, face à la ministre Caroline Désir, sur ce danger d’un définancement de l’enseignement qualifiant. Le budget annoncé en octobre 2024 vient acter une réduction des finances du qualifiant : 13,6 millions d’économies, mais « sans austérité » nous rassure la ministre-présidente de la Fédération Elisabeth Degryse. En outre, la constitution d’un Organisme d’Intérêt Public indépendant et autonome (WBE), aux côtés de Pouvoirs organisateurs, dont l’enseignement catholique privé qui bénéficie du statut de service public fonctionnel (donc financés par l’Etat), n’est certes pas encore l’aboutissement d’une école devenue ASBL (statut de droit privé) comme certains élus et pédagogues l’ont autrefois préconisé, mais elle traduit une nouvelle remise en cause d’une école publique directement gérée par les élus (voir Martin 2018). Les gouvernements Dolimont et Degryse ont d’ailleurs entériné dans le budget d’octobre 2024 le gel de l’indexation de la dotation WBE, synonyme d’un définancement de l’enseignement public relativement au PIB.
On renverra également aux travaux de Nico Hirt (2018) et de l’Appel Pour une Ecole Démocratique (APED) qui interrogent le soubassement idéologique de l’approche par compétences en phase avec le monde du travail le plus stéréotypé. Des organismes comme l’Office Francophone de la Formation en Alternance (OFFA) ou le Service Francophone des Métiers et des Qualifications (SFMQ) sont deux exemples de structures autonomes dans le giron public destinées à favoriser l’intégration (disons plutôt la subordination) de l’enseignement professionnel aux entreprises privées. Les missions du premier sont éloquentes – « décider de l’octroi et liquider aux entreprises les incitants financiers à la Formation en alternance » – autant que celles du second – « réaliser des Profils Formations qui correspondent aux Profils Métiers et ainsi garantir la cohérence entre les acquis en fin de formation et les besoins du monde du travail ». Spécialisation professionnalisante, privatisation, employabilité, concurrence, définancement et rationalisation guident donc cette conception d’un enseignement qui n’en porte même plus le nom : on parle désormais du « CEFA » et du « qualifiant ».
Quelle place pour l’apprentissage gratuit ?
L’association entre le monde de l’enseignement et celui de l’entreprise est devenue une telle évidence que sa simple remise en cause ressemble à une déclaration de sorcellerie – d’autant plus à propos de l’enseignement qualifiant et des CEFA. Christian Laval, sociologue français, s’en est fait l’un des principaux critiques, avec son ouvrage L’école n’est pas une entreprise. Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public (2004). Vingt ans plus tard, les constats qu’il pose à propos du modèle français sont on ne peut plus d’actualité dans le contexte belge : l’école est soumise à une mise en concurrence généralisée (source d’un accroissement des inégalités sociales), à une professionnalisation de la main d’œuvre, à une gestion managériale des établissements (voir les plans de pilotage) et à une soumission du corps enseignant à des structures de plus en plus indépendantes de l’État et des pouvoirs démocratiques (on le voit encore à propos du projet de réforme des Provinces en Belgique).
L’idée d’une formation généraliste, humaniste et commune – ou d’une spécialisation technique et pratique désintéressée – est renvoyée à un passé révolu, quasi mythique, à une espèce de pré-civilisation primitive et naïve. Pire, elle serait réservée à une classe sociale distincte, gérée par un niveau de pouvoir différent, la Fédération Wallonie-Bruxelles. On ne parlera même pas de l’apprentissage purement gratuit, improductif et pour-soi – le savoir comme éros chez Michel Foucault (2011) – tant les politiques semblent avoir oublié (ou n’avoir jamais connu) ce qui peut motiver, d’une part, un enseignant ou une enseignante à échanger des connaissances et des pratiques et, d’autre part, des élèves à s’y intéresser en profondeur.
Le projet d’extension de l’alternance au qualifiant et l’obligation du travail en entreprise ou de la promotion sociale pour les élèves trop âgés (c’est-à-dire ceux qui ont subi la violence d’un système scolaire inégalitaire) sont peut-être le point d’aboutissement le plus radical d’une école au service de l’entreprise. Cette logique respecte le traditionnel doublet mutualisation des coûts-privatisation des bénéfices. L’argument justifiant la suppression de classes dans le qualifiant est le faible nombre d’élèves par classe et/ou par section, alors que c’est précisément ce que demandent les enseignants depuis des années. La masse salariale sera bientôt prête à l’emploi, tant pour les entreprises que pour l’école-entreprise, lorsqu’elle n’en sera pas licenciée.
« Optimiser » et « rationaliser » en enveloppe fermée
Mais, face à cette évidence d’une idéologie classiquement libérale, il convient de montrer que cette vision décrite dans la DPR est parcourue, plus en profondeur, par une violence propre à l’idée de rationalisation d’un système jugé obsolète (sur le modèle de la rationalisation capitaliste). La rationalisation capitaliste concerne la gestion bureaucratisée d’une structure économique qui vise à réduire un maximum le coût de la production afin de maximiser les bénéfices qui en ressortent, quitte à mettre en danger la structure elle-même (principe anarchique du capitalisme). Et la qualification de l’employé (ou du futur employé), dans ce modèle, est intégrée au processus de rationalisation en ce qu’elle doit être réduite à son strict minimum rentable, à une spécialisation sans savoir ni savoir-faire (voir à ce propos les travaux capitaux de Georges Friedmann 1956 et, plus récemment, d’Anne Châteauneuf-Malclès 2016 sur la déqualification des travailleurs). Ces recherches montrent, outre la dégradation de la formation, l’incidence sur le taux de chômage de l’ultra-spécialisation déqualifiante, qui est une dé-qualification.
Cette idée de rationalisation est insidieuse dans la DPR car elle se place le plus souvent dans le présupposé d’une phrase : « simplifier l’écosystème » présuppose qu’il est complexe, « améliorer la coordination » présuppose qu’elle est mauvaise ou insuffisante, « renforcer et simplifier le cadre de la certification » présuppose qu’il est faible et complexe, etc. Certes, c’est le propre d’une déclaration de politique de réinventer l’eau chaude (pour la réinventer, il faut qu’elle existe), mais la rhétorique du nouveau gouvernement wallon présuppose que l’institution scolaire publique réalise un travail lourd, opaque, complexe, faible et mauvais, ce qui ajoute à la violence de terrain une violence symbolique. Cette violence est bien entendu accentuée par la remise en cause du statut d’enseignant : la création de contrats à durée indéterminée (CDI) visant à remplacer le principe de la nomination illustre la privatisation accrue d’une profession dont les finalités sont pourtant publiques et collectives (on rétorquera sans doute avec la même argumentation rationalisatrice et modernisante). La haine du fonctionnaire bien étudiée par Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier (2024) est au cœur de cette déconstruction.
Enfin, relevons les conclusions budgétaires de la section « Emploi et formation » qui est ici analysée. Elles montrent que toutes ces « modernisations », « simplifications », « améliorations », « optimisations » se feront en enveloppe fermée, voire en réduction des dépenses : « les contraintes budgétaires ne permettent pas d’envisager de refinancement massif de ces politiques. […] L’optimisation des ressources et/ou l’auto-financement des mesures seront privilégiées [sic] ». Faites mieux avec moins, en somme. À nouveau, le lexique managérial et édulcorant est de mise : l’« optimisation », qui joue sur la positivité d’un substantif issu du jargon informatique et productiviste (optimus est « le meilleur »), dissimule une rigueur budgétaire[1]. Le gouvernement se défend de toute austérité : c’est une question de vocabulaire et, une nouvelle fois, de langue de bois. La réalité est une réduction des moyens et des effectifs couplée à une détérioration d’un service public et de ses statuts, comme l’atteste le budget présenté en octobre 2024. L’austérité annoncée est un choix politique et a son pendant dans la section « Fiscalité » de la DPR qui prône un allègement généralisé de la fiscalité, sans aucune piste de refinancement. Or, ce refinancement aurait pu, en toute logique, être porté par une fiscalité à charge des entreprises bénéficiaires de la formation qualifiante, d’autant que le nouveau gouvernement fait le choix de traiter de cet enseignement au niveau de la DPR (la Région a bien une capacité fiscale), non de la DPC. À l’inverse ce sont des incitants financiers qui sont proposés aux entreprises (rêvons même : pourquoi pas des déductions fiscales ?), promues par l’OFFA et le SFMQ.
Dans deux articles parus en décembre 2023 et en janvier 2024, la CGSP Enseignement montre que la délimitation des Options de base groupées (OBG) ainsi que la définition des métiers en pénurie ont été durcies, ce qui a un impact sur la gestion des écoles proposant un enseignement qualifiant. Le monde patronal est fort présent dans ces choix et orientations, il y voit bien entendu un intérêt. Ces définitions sont en outre un moyen de culpabiliser les personnes sans emploi qui ne choisiraient pas les bons secteurs, c’est-à-dire ceux que le marché a décidé de favoriser.
Du libéralisme au néolibéralisme scolaire
Il y a là un cynisme autant politique qu’idéologique corrélé à un glissement de politiques libérales – la valorisation du marché libre et concurrentiel – vers des politiques néolibérales – la rationalisation d’un État qu’on entend vider de sa substance en prétendant qu’il n’y a aucune alternative à celle-ci. Sur le plan argumentatif, cette idéologie est fondée sur la mise en relation de la thèse d’un financement excessif de l’enseignement. Ce lieu commun repose sur la mise en regard des systèmes étrangers, souvent difficilement comparables en raison de la singularité des multiples réseaux belges et du financement d’un réseau privé, catholique[2]. En outre, les fossoyeurs de l’enseignement invoquent l’endettement public, la supposée lourdeur administrative et l’incapacité de fournir une main d’œuvre qualifiée aux entreprises privées : au fondc’est un Etat minimal au service du capital dont il est question. À propos de l’incidence des taux d’intérêts sur l’évolution de la charge de la dette, nous renvoyons au graphique réalisé par la Cour des comptes[3], qui montre très bien que la dette sert avant tout les intérêts des détenteurs de capitaux, et qu’elle est instrumentalisée à des fins politiques.
(Cour des comptes 2024 : 25)
Le discours d’une réduction généralisée des impôts, qui constitue une victoire idéologique, a ses conséquences : une diminution des recettes publiques et une dégradation des services publics, dont fait partie l’enseignement. La Communauté française n’a pas de capacité fiscale, contrairement à la Région wallonne. Si une régionalisation de l’enseignement est envisageable, son refinancement l’est alors également. Le discours hostile à tout refinancement par un impôt juste est fondé sur la croyance que l’impôt est une contrainte pour tous les individus et toutes les structures (travailleurs salariés, indépendants, PME, grandes entreprises) et qu’il bénéficie uniquement aux classes précarisées. L’enseignement est un bien public qui doit garantir un accès de qualité à chaque élève, quelle que soit son origine sociale.
L’idéologie néolibérale est donc cohérente dans ses contradictions qu’il convient de dérouler.
- La rigueur budgétaire, fondée sur l’instrumentalisation politique de la dette publique, n’offre aucune alternative à une politique de réduction des dépenses ou de statu quo.
- Cette réduction des dépenses (le budget a montré qu’il n’y aurait pas statu quo) est paradoxalement liée à un allègement de certaines recettes au niveau régional, fruit du discours idéologique anti-impôts.
- La marchandisation de l’emploi et de la formation nécessite un enseignement subsidié par l’Etat mais géré et orienté par les entreprises privées bénéficiaires.
- L’État, par ses incitants financiers et ses avantages fiscaux, est au service de ce secteur privé.
- Les travailleurs-enseignants voient leur statut précarisé sans qu’aucune réponse ne soit donnée aux revendications du terrain : diminution de la taille des classes, refinancement et réduction de la charge de travail hors cours, dont les plans de pilotage au service d’une gestion managériale (voir les revendications portées par la CGSP Enseignement en septembre 2022).
- La détérioration de l’enseignement public, maintenu dans un contexte de crise permanente, accentue in fine la concurrence et privilégie une privatisation renforcée par la présence d’un réseau catholique. Le gouvernement allie, dans un cocktail original pour l’enseignement public, le néo-libéralisme du MR au conservatisme du plus vieux parti du pays, le Parti Catholique devenu PSC, CDH puis Engagés.
L’école-entreprise a de beaux jours devant elle.
Bibliographie
CGSP Enseignement. Juillet 2022. « Avenir de l’enseignement en alternance ». Newsletter.
CGSP Enseignement. Septembre 2022. « Année scolaire 2022-2023. Nos attentes ». Newsletter.
CGSP Enseignement. Février 2023. « Parcours d’enseignement qualifiant ». In CGSP-Enseignement.be [en ligne].
CGSP Enseignement. Décembre 2023-Janvier 2024. « Enseignement qualifiant : des normes plus dures pour les fermetures et créations d’options ». In CGSP-Enseignement.be [en ligne].
Châteauneuf-Malclès, Anne. 2016. « Le capital humain, une source de compétitivité délaissée ? ». In Idées économiques et sociales. N°184.
Cour des comptes. 22 novembre 2024. Projets de décrets contenant l’ajustement des budgets pour 2024 et les budgets pour 2025 de la Communauté française. Rapport [en ligne].
CRISP. 2024. Vocabulaire politique [en ligne]. URL : https://www.vocabulairepolitique.be/declaration-gouvernementale/
Foucault, Michel. 2011. Leçons sur la volonté de savoir. Paris : Gallimard-Seuil.
Friedmann, Georges. 1956. Le travail en miettes. Spécialisation et loisirs. Paris : Gallimard.
Gervais, Julie, Lemercier, Claire et Pelletier, Willy. 2024. La haine des fonctionnaires. Paris : Amsterdam.
Hirt, Nico. 2009. « Ça fait 20 ans que l’école se serre la ceinture ». In Appel pour une école démocratique [en ligne]. URL : https://www.skolo.org/2009/09/18/ca-fait-vingt-ans-que-lecole-se-serre-la-ceinture/
Hirt, Nico. 2018. « L’approche par les “compétences” contre l’école émancipatrice ». In Humanisme. N°318. P. 57-62.
Laval, Christian. 2004. L’école n’est pas une entreprise. Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public. Paris : La Découverte.
Martin, Guy. Septembre 2018. « Un décret conduisant à une privatisation de l’école publique ». In Le Vif.
[1] Voir à ce propos Thomas Franck, « “Simplification administrative”, une formule du gouvernement MR-Engagés », sur matribune.be.
[2] On n’omettra pas de mentionner les autres Pouvoirs organisateurs subsidiés, dont les Villes et Provinces ainsi que le libre non-confessionnel.
[3] La Cour des comptes, dans son rapport du 22 novembre 2024, a émis une critique à l’égard du budget de la ministre Degryse qui ne prend pas en compte l’incidence des taux d’intérêts sur la charge de la dette publique. Or, ces intérêts payés aux créanciers sont en forte augmentation : « La Cour des comptes observe à nouveau qu’aucune analyse de la sensibilité des charges de la dette à une variation des taux d’intérêt ou à une variation du taux d’inflation n’a été présentée dans l’exposé général du budget alors que cette analyse est obligatoire. La Cour relève en outre que si le risque de taux relatif à la dette existante est limité, compte tenu de la part prépondérante des taux fixes, les importantes opérations de financement et de refinancement sur la période 2024-2029 (12.794 millions d’euros selon le gouvernement) se feront à des conditions qui risquent d’être moins favorables » (Cour des comptes 2024 : 24).