« La guerre est à nos portes ». Une nouvelle rhétorique politique et médiatique ?

« La guerre est à nos portes ». Une nouvelle rhétorique politique et médiatique ?

On constate aujourd’hui une recrudescence des discours de guerre dans la sphère médiatique et politique belge (mais aussi européenne). Ces discours trouvent leur justification dans la perception d’une menace et d’un changement du paysage géopolitique mondial. D’une part, on assiste à la résurgence de la vieille opposition entre deux blocs idéologiques se menaçant, d’autre part, le repositionnement de l’administration Trump amène l’Europe à se considérer comme un acteur isolé sur la scène internationale, et dès lors menacé.

Cette « rhétorique de la guerre » ne touche pas uniquement les conflits armés, elle s’insinue aussi dans le vocabulaire économique et sociétal d’États qui ne sont pas en guerre (du moins pas directement). De plus en plus, on entend parler de « guerre commerciale », de « guerre informationnelle », voire de « guerre culturelle ». La métaphore se multiplie sur plusieurs sujets. Mais c’est bien la menace d’une « guerre militaire » qui est régulièrement invoquée (surtout par les autorités), en regard des évolutions de la guerre menée par la Russie en Ukraine.

À titre d’exemple, la moyenne des références au mot « guerre » dans Le Soir (mois de mai 2025) s’élève à 33 par édition. Ces occurrences concernent tant la mention de conflits réels qu’un ensemble de métaphores qui ne correspondent pas directement à une guerre armée. Les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale par la capitulation allemande le 8 mai 1945 biaisent quelque peu l’analyse, bien que cet événement soit souvent convoqué comme mémoire européenne, en regard de notre actualité.

Premièrement, on s’attardera dans ce texte sur l’histoire (parfois longue) des conflits actuels, pour ensuite questionner l’argument d’un réarmement. On s’interrogera ensuite sur les choix politiques posés au nom d’une potentielle résurgence de la guerre pour enfin analyser les effets de cette « rhétorique de guerre » sur les discours en général.

La prégnance de conflits armés est bien attestée. On mentionnera sommairement la guerre en Ukraine depuis l’invasion russe du 24 février 2022, les bombardements par l’armée israélienne des territoires palestiniens, libanais et iraniens à la suite de l’agression du 7 octobre 2023, les guerres ethniques à l’Est du Congo opposant rebelles (M23), troupes rwandaises soutenues par Kagame et armée légale congolaise (FARDC), les conséquences de la guerre civile en Syrie et du départ de Bachar Al Assad ou encore la guerre au Yémen.

1. La continuité des conflits

À l’heure d’écrire ce texte, un conflit est en train de se réactiver, celui entre l’Inde et le Pakistan, hérité de l’ingérence coloniale (celle du Royaume-Uni). Dans l’immédiat après-guerre, le retrait anglais, la séparation du Cachemire et la croissance des conflits religieux sont autant d’éléments à l’origine de cet affrontement.

Mais il faut aussi rappeler que l’actualité de tels conflits s’inscrit dans une histoire géopolitique plus longue : le conflit russo-ukrainien ainsi que la guerre yéménite remontent au moins à 2014, celui entre Israël et Palestine et entre l’Inde et le Pakistan à 1947, celui du Kivu à 1994 (et au génocide des Tutsis), la guerre civile syrienne s’est déclenchée en 2011 (dans le contexte du Printemps arabe). S’il y a continuité, il y a aussi intensification : les années 2022-2025 sont marquées par une croissance des conflits en Ukraine, en Palestine et au Kivu.

Le rôle de l’Europe dans ces conflits, souvent très complexes, n’est pas totalement neuf. Certes le territoire européen n’est plus en guerre depuis plusieurs décennies, mais quelques conflits successifs à la Seconde Guerre mondiale ou aux processus de décolonisation sont le fruit de soutiens partiaux, d’ingérences (tantôt politiques, tantôt économiques), d’interventions ou de non-interventions européennes (le poids du passé colonial est encore bien réel).

À cet égard, l’image d’une Europe totalement pacifiste est bien à nuancer.

2. L’« état de crise » cachant les crises ?

Pourquoi développer une « rhétorique de la guerre » en Europe ? Dans ce contexte de conflits longs, qu’est-ce qui motive aujourd’hui autorités, journalistes, commentateurs de l’actualité et idéologues à brandir la menace de la guerre ? L’argument de l’effectivité des conflits ne suffit pas, comme le montre la prégnance longue de ceux-ci. L’argument du rapprochement de la guerre russo-ukrainienne doit être interrogé en ce qu’il présuppose des intentions impérialistes du côté russe (et aucun du côté européen). La convoitise assumée des minerais ukrainiens par les Américains ainsi que la géostratégie européenne (relative aux ressources énergétiques notamment) rappellent que derrière ces soutiens ou oppositions, il y a des intentions économiques. Pourtant, les positions des acteurs internationaux sont souvent réduites à de la pure idéologie ou à une animosité viscérale, voire à un « choc de civilisations ».

Les budgets de guerre et d’armement dégagés par les autorités et les États européens mettent en exergue une autre contradiction : le soudain consensus sur un financement public pourtant présenté, sur le plan social, comme soumis à une stricte discipline budgétaire. D’un côté, on crée des fonds inédits ainsi que des initiatives de financement de l’industrie, avec achats et livraisons d’armes, de l’autre, on défend des réductions des dépenses publiques, des maîtrises de la dette et du désinvestissement public.

Le vieil argument des guerres au service des industries de l’armement et contre les masses laborieuses a encore de beaux jours devant lui tant il colle à la réalité.

3. Les effets sociaux et environnementaux de la « rhétorique de guerre »

Sur le plan environnemental, il est indéniable que les objectifs sont quasiment abandonnés par l’Europe (ne parlons même pas des États-Unis). Le coût écologique de l’armement est extrêmement élevé, si l’on considère la production, les infrastructures, les déchets produits, l’utilisation de matériaux lourds et rares, l’extractivisme intensif qui le soutient, les émissions colossales des engins aériens et de terre, etc. Exit l’Accord de Paris de 2015 ?

Sans parler des enjeux humains et sociaux de l’usage effectif des armes qui se retrouvent parfois dans les mains de groupes fort peu respectueux des droits fondamentaux (c’est un euphémisme).

On connaît l’antienne romaine du « qui veut la paix prépare la guerre » – phrase qui préfigure d’ailleurs la chute de l’Empire romain. Les Première et Seconde Guerres mondiales ont montré que l’Europe était passée maîtresse en la matière (chacun y percevra sa dose d’ironie). La croissance de l’armement et la circulation des armes accentuent la violence mondiale et exacerbent les conflits, parfois de manière indirecte.

La circulation de nombreuses armes dans la population syrienne depuis le départ d’Al Assad (fin 2024) est un exemple significatif des violences et des tensions consécutives à une guerre. La chose est également vraie au Kivu où les populations subissent, depuis de longues années, la présence massive d’armes dont elles sont les premières victimes. L’escalade nucléaire (par exemple entre l’Iran et Israël, entre l’Inde et le Pakistan ou entre l’Europe et la Russie) n’offre en rien une pacification mondiale, que du contraire.

4. Les effets sur les autres discours

Il ne faut pas nier l’effet de la « rhétorique de la guerre » sur les discours politiques et médiatiques dans leur ensemble. L’accentuation d’un sentiment de violence (et notamment la menace constante d’une guerre potentielle) se répercute bien sur les mentalités des populations et, par conséquent, sur la manière dont elles appréhendent la gestion politique. Et la violence qui lui serait liée.

La croissance de rhétoriques de plus en plus dures et la victoire de partis affirmant une identité qui rompt avec la non-violence sont des symptômes belliqueux. La violence des clivages, la radicalité des extrêmes droites et le déploiement d’une violence économique décomplexée en sont d’autres. Il existe une extension du domaine de la guerre à la marge de celle-ci, c’est-à-dire dans des États qui ne sont pas en guerre mais qui adoptent certains éléments rhétoriques propre aux discours de guerre. On se rappellera du fameux « nous sommes en guerre » de Macron durant la pandémie de Covid-19. Aux « guerres culturelles », « commerciales », « informationnelles » s’ajouterait encore cette « guerre sanitaire » à laquelle certains verraient bien se greffer des « guerres civilisationnelles » ou autres « guerres climatiques », « environnementales » et « énergétiques ».

Or, le meilleur moyen d’éviter une guerre n’est-il pas de porter une attention très rigoureuse aux manières de parler (et notamment de parler de l’autre) ? A contrario, l’animalisation, la chosification et la barbarisation des ennemis a été le lot des guerres passées (au nom de l’impérialisme, du patriotisme, du nationalisme et du racisme entre autres). Cette rhétorique risque à tout moment de se réactiver massivement – ce que montrent déjà certains discours radicaux.

Contre la guerre, les soins. Il semble urgent d’inverser la courbe des communications violentes, sans tomber dans un irénisme béat. Le discours des soins conférés à autrui est en effet l’antipode et l’antidote aux discours de guerre (or, on voit le sort qui est fait aux hôpitaux à coût de privatisations). Plus encore, la solidarité internationale entre les travailleurs, qui ne tireront aucun intérêt de la guerre, ainsi qu’entre les minorités menacées par les conflits et leurs conséquences est un premier contre-discours important. Ce contre-discours ouvre la voie aux solutions pacifistes et diplomatiques plutôt qu’à l’escalade belliqueuse.

Il est plus qu’urgent de rouvrir les dialogues et de ranimer les convergences d’oppression que portent de nombreux collectifs citoyens.

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